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Emmanuelle Pagano, Les mains gamines

Publié le 19 novembre 2008 par Menear
Nous sommes presque deux ans après la parution des Adolescents troglodytes, dernier roman d'Emmanuelle Pagano déjà paru chez P.O.L à l'époque. Presque deux ans plus tard où je me lance dans le roman suivant, Les mains gamines, sortie fin août pour la rentrée littéraire. Il y a relativement peu d'auteurs français dont j'attends réellement les nouveaux livres. Emmanuelle Pagano en fait partie.
Les mains gamines étaient très jeunes et malhabiles, inexpérimentées, presque analphabètes, d’autant plus brutales.
Crier ne servait à rien.
Pour supporter, je me disais crier ne sert à rien. Je tenais en me disant plus tard, j’écrirai, et ce sera plus violent encore, plus adroit. Je rentrais en classe, et j’essayais d’apprendre très vite, de tout comprendre, pour aller plus loin, bien plus loin que leurs gestes limités de petits garçons.
J’ai des mains de petite fille, gants taille 5-6, 12 ans. N’empêche, je sais écrire. J’ai des mains qui ont l’air d’être des mains de petite fille, mais ne vous y trompez pas, ce sont des mains d’adulte. Avec elles, j’écris. Je suis allée beaucoup plus loin en moi que cet endroit dont leurs doigts n’ont aucun souvenir.
Un peu comme Lignes de faille, Les mains gamines proposent une narration composée de monologues enchaînés, en l'occurrence de quatre femmes, dont on saisit rapidement le temps qui les unit, un temps révolu, un temps déjà vieilli sous les décennies écoulées. Toutes ces femmes gravitent autour de leurs souvenirs, communs ou non, et décrivent à leur rythme, à leur voix, les aléas du corps dont elle sont momentanément victimes. Les trois narratrices adultes se retrouvent dans leurs douleurs d'oreilles internes, la dernière, elle, se révèle produit des dysfonctionnements du passé avec sa démarche bancale et son hernie déplacée. Et la douleur des sexes, également, sexes dont on devine qu'ils ont un jour été pris de force, sexe en attente lente de la menstruation, sexes déchirées aux épines par des bogues aux épines trop tranchantes.
C'est encore une histoire de « corps empêchés », pourrait-on dire, oui, sans doute, mais ça n'a pas d'importance puisque Pagano creuse son sillon dans des thématiques qui résonnent fort chez moi, fort et juste. C'est encore une histoire de corps empêchés, de corps forcés, habités par d'autres corps, étrangers ceux-là, à l'image de cet insecte qui se blottit puis se frotte, non-invité, tout contre le tympan de la première narratrice.
On frappe discrètement à la porte. Je suis tellement ailleurs que je bondis.
C'est elle.
Elle me dit j'ai une petite idée.
Elle referme la porte.
Je la laisse approcher. Mon cœur est dans ma tête, dans mon ventre, mon cœur est partout et, à sa place habituelle, une énorme main s'est installée, elle frappe, fort, et disperse mon sang à toute vitesse jusqu'au bout de mes phalanges.
Elle s'assoit sur le lit.
Elle me prend la lampe et la colle sur mon oreille intolérable, en chuchotant la plupart des insectes sont attirés par la lumière.
J'ai cru m'évanouir.
La main sur mon cœur se calme, petit à petit.
Je sens la bête remuer plus qu'avant, ça me fait mal à hurler, mais on dirait qu'elle remonte.
Glisse.
Remonte.
Puis s'affole.
J'écarte sa main.
Non, maintenant non.
Maintenant, si j'approche une main, mon oreille est chaude et gonflée, dedans et dehors. Maintenant les bruits m'enflamment, bouger m'enflamme.
Entendre c'est boursoufler ma douleur.
Elle éteint la lampe et reprend son carnet.
Elle se lève.
Essayez de faire une petite sieste, alors, essayez d'oublier quelques heures.
Moi je croyais qu'il faisait nuit déjà.
Je croyais que vous veniez pour me dire qu'il faisait nuit, que vous aviez fini.
Elle sourit, il n'est que trois heures.
C'est moi la nuit.
Emmanuelle Pagano, Les mains gamines, P.O.L, P.50-51.
On oscille souvent, dans ce livre, entre le cheminement physique de la douleur (la sensation, la retranscription du son, du bruit, des maux) et la métaphore filée du viol, puisqu'ici, au fil de tous ces monologues, c'est bien le sexe qui s'excentre, le sexe est dans l'oreille, pris de force et déformé à l'extrême, un mal révélateur d'autres pénétrations, qu'elles soient gamines ou non, enfouies loin dans le temps mais jamais complètement étouffées. Pour autant, ce n'est pas un livre de victime, les témoins directs du récit étant toujours périphériques aux évènements (la victime, c'est bien cette cinquième narratrice, absente des pages du livre, uniquement présente via la quatrième de couverture recopiée plus haut). Les mains gamines, c'est bien un livre de souffrance tacite, bien calée sous la peau, inaccessible à main nue. La douleur est diffuse est permanente, elle fait corps avec la voix de ces femmes qui s'alternent au fil des pages. Pour la déterrer, il faudra plus que de l'ether, il faudra creuser sec au cœur de l'épiderme et c'est autant de blessures, diffusées longues dans le temps, qui en ressortiront.
Les mains gamines est un livre touchant à la langue précise, jamais crue, toujours exacte, souvent décalée dans cet ailleurs isolé qui tapisse toujours les décors des récits d'Emmanuelle Pagano. A la fois livre-chorale et cercle intime que l'on a peur de percer. Et même si dans les têtes Les adolescents troglodytes reste un livre à part, supérieur sans doute, celui-ci mérite clairement qu'on s'y penche et qu'on y creuse un peu.

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