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Affaire Clearstream, littérature et graphomanie

Publié le 26 novembre 2008 par Savatier

 L’affaire Clearstream a fait sortir quelques espions du bois. Le personnage de l’espion, sur la scène littéraire, ne relève pas seulement du domaine anglo-saxon, même si bien des maîtres du genre en sont issus. On trouve déjà dans la Bible (Nombres, XIII-1 à XIII-33) l’histoire des douze espions envoyés par Moïse sur l’ordre de Yahvé explorer le pays de Canaan. Homère, dans l’Iliade, évoque une mission d’infiltration en territoire Troyen. Les bases du renseignement sont en outre expliquées de manière lumineuse dans L’Art de la guerre, le court, mais passionnant traité écrit par Sun Tzu (ou Sunzi) à une époque que les spécialistes situent entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère. Ce petit livre, célèbre par son titre, mais encore trop méconnu du public, devrait être lu, au minimum, par tous les acteurs du monde des affaires et les étudiants des écoles de commerce. Je le conseille systématiquement lorsque je conduis une formation en intelligence économique car presque toutes les règles de cette discipline s’y trouvent consignées.

La littérature française s’est moins passionnée pour ce sujet ; pourtant Balzac n’a pas hésité à introduire plusieurs espions dans La Comédie humaine. Dans l’Histoire des treize, l’intrigue s’y rapporte ; on rencontre des personnages tels Contenson, Peyrade et Corentin dans Une Ténébreuse affaire, le Père Goriot, mais aussi dans Splendeurs et misères des courtisanes. On ne peut évoquer ce roman sans citer Vautrin, alias l’abbé Carlos Herrera, forçat évadé habitué aux identités multiples et aux déguisements, qui finira sa vie dans la police, à l’exemple de Vidocq.

De son côté, Alexandre Dumas, dans Joseph Balsamo, exploite ce filon qui passionne les

lecteurs de l’époque autour de l’affaire du collier. Stendhal, qui connaissait le monde diplomatique pour avoir été consul à Trieste, y fera encore allusion dans La Chartreuse de Parme. Citons enfin Victor Hugo et le rôle qu’il fit jouer à Javert au moment des barricades, dans Les Misérables. Il faudra toutefois attendre le début du XXe siècle pour que soient publiés en France de vrais romans d’espionnage, notamment L’Espion X323 de Paul d’Ivoi ou Double crime sur la ligne Maginot de Pierre Nord qui, fort de son succès, sera porté à l’écran en 1937, avec Victor Francen comme interprète principal.

Exerçant un métier de l’ombre par excellence, l’agent de renseignement fait rêver autant qu’il inquiète. Balzac décrivait son rôle d’une manière romanesque à souhait dans un roman peu connu, Ferragus, chef des Dévorants :

« Une bien belle chose est le métier d’espion, quand on le fait pour son compte et au profit d’une passion. N’est-ce pas se donner les plaisirs du voleur en restant honnête homme ? Mais il faut se résigner à bouillir de colère, à rugir d’impatience, à se glacer les pieds dans la boue, à transir et brûler, à dévorer de fausses espérances. Il faut aller, sur la foi d’une indication, vers un but ignoré, manquer son coup, pester, s’improviser à soi-même des élégies, des dithyrambes, s’exclamer niaisement devant un passant inoffensif qui vous admire ; puis renverser des bonnes femmes et leurs paniers de pommes, courir, se reposer, rester devant une croisée, faire mille suppositions… Mais c’est la chasse, la chasse dans Paris, la chasse avec tous ses accidents, moins les chiens, le fusil et le taïaut ! Il n’est de comparable à ces scènes que celles de la vie des joueurs. Puis besoin est d’un cœur gros d’amour ou de vengeance pour s’embusquer dans Paris, comme un tigre qui veut sauter sur sa proie, et pour jouir alors de tous les accidents de Paris et d’un quartier, en leur prêtant un intérêt de plus que celui dont ils abondent déjà. Alors, ne faut-il pas avoir une âme multiple ? N’est-ce pas vivre de mille passions, de mille sentiments ensemble ? »

Si l’espionnage a suscité une littérature abondante, l’une des règles d’or du renseignement (le vrai, non l’objet de fictions) est, en revanche, de ne jamais laisser de traces écrites de son activité. J’ai encore en mémoire les propos de mon professeur d’histoire de Terminale à ce sujet. Homme remarquable en tout point, il avait travaillé, pendant la seconde guerre mondiale, pour l’OSS (le service de renseignements américain, ancêtre de la CIA). Ses cours, concernant cette période, étaient émaillés de souvenirs personnels qui les rendaient captivants. Parmi ceux-ci, il rappelait cette recommandation qu’il donnait aux membres de son réseau : « Tout garder en mémoire, ne jamais rien écrire, brûler tout document compromettant et jeter les cendres dans les toilettes pour effacer toute trace. » On ne pouvait mieux coller aux réalités du terrain; il faut dire, comme il aimait à le rappeler, que l’affaire Dreyfus était née de documents trouvés dans une poubelle…

C’est pourquoi on peut s’interroger sur l’épidémie de graphomanie qui semble avoir touché deux anciens responsables du renseignement, professionnels reconnus : le général Philippe Rondot, militaire aux états de service prestigieux, et Yves Bertrand. Les instructions en cours détermineront peut-être l’usage qu’ils auraient pu ou voulu faire de leurs cahiers et autres carnets, mais on est en droit de se demander pourquoi chacun avait choisi d’enfreindre l’une des règles de base de son métier. La seconde question que l’on peut se poser concerne le mode de rédaction de ces documents : les noms et fonctions des personnes concernées ne font l’objet d’aucun codage, sinon, dans les notes du général Rondot, d’abréviations qu’un élève de cours élémentaire pourrait décrypter sans même avoir recours au Manuel des Castors juniors… « D de V » pour Dominique de Villepin, « PR » pour Président de la République, « JLG » pour Jean-Louis Gergorin… Il ne manque qu’un index alphabétique des noms cités en fin de cahiers pour en faciliter encore davantage la lecture… Dans une autre affaire qui date de 1997, un prétendu général (mais escroc et mythomane avéré) avait abusé deux journalistes, André Rougeot et Jean-Michel Verne, au sujet de l’assassinat de Yann Piat, en évoquant les noms de deux anciens ministres, présentés de manière fantaisiste comme les commanditaires de l’opération. Il les avait surnommés « l’encornet » et « trottinette », pseudonymes ridicules, certes, mais moins transparents que « D de V » !

L’affaire Clearstream aurait peut-être inspiré Balzac s’il avait eu à en connaître. La Maison

Nucingen et Splendeurs et misères des courtisanes reposent en partie sur des situations financières opaques. Elle aurait pu séduire le romancier grâce aux multiples rebondissements qu’elle offre et, sans doute, offrira encore. Mais elle aurait tout aussi bien pu servir de scénario à Louis Forton et ses successeurs pour de nouveaux épisodes des Pieds nickelés, à charge pour les lecteurs de chercher quels protagonistes auraient pu se dissimuler sous les pseudonymes de Filochard, Croquignol et Ribouldingue.

Illustrations : Sun Tzu - Javert, gravure de Gustave Brion - Couverture du roman d’espionnage Double crime sur la ligne Maginot - Couverture d’un album des Pieds Nickelés.


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