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Le regard de Monika

Par Eric Viennot

Monika1 Lundi 30 juillet. Bergman et Antonioni disparaissent à quelques heures d’intervalle. Comme l’écrivait hier Norbert Kreuz « Plus de doute possible, ces deux-là étaient engagés dans une compétition, à la vie à la mort ! ». Effectivement, bien avant cette coïncidence, leurs deux noms ont souvent été associés. Associés par une même idée du cinéma qu’ils ont tenté de hisser tous deux au rang d’un art complexe et exigeant.  Liés par des thèmes communs qu’ils ont tous deux abordés dans leurs œuvres : la solitude, l’incommunicabilité des êtres… Dans ma mémoire personnelle, ces deux géants sont associés à mes années d’étudiant en arts plastiques, option cinéma. Leur mort a suscité inévitablement une vague de sentiments nostalgiques.

Sont revenus à ma mémoire ces après midi de jeunesse passés dans les salles du quartier latin où leurs films étaient projetés devant quelques rares spectateurs. Je me souviens des silences chargés de sens de l’Aventura ou de la Notte, de la photo agrandie de Blow up (sans doute à l’origine de quelques séquences de décryptage d’image d’In Memoriam) de la partie de tennis improbable de la fin du film. Je me souviens du Silence de Bergman. Jamais avant cette séance, la projection d’un film ne m’avait mis autant mal à l’aise. Peu de films m’ont autant remué longtemps après leur projection. Je me souviens aussi de la sensualité torride qui se dégageait du corps d’Harriet Henderson dans Un été avec Monika. Et puis de ce fameux regard caméra de l’actrice (considéré par certains comme le premier du 7 ème art) que Jean-Luc Godard qualifia de plan le plus triste de l’histoire du cinéma. D’après Alain Bergala il préfigure sans doute ce qu’est le cinéma moderne. « L'actrice regarde l'objectif de la caméra et, quel que soit l'endroit où est placé le spectateur, il a l'impression que c'est lui que regarde Monika. Ce regard est fondateur du regard de discrimination des spectateurs entre eux. A chaque spectateur, Monika demande personnellement : "soit tu restes avec moi, soit tu me condamnes et tu restes avec mon gentil mari". Jusqu'à présent tout le monde adhérait au personnage de Monika : elle a pris toutes les initiatives alors que son compagnon est plutôt falot. Mais, cette fois-ci, elle veut quitter cet homme, petit bourgeois, gentil, travailleur et économe qui lui fait mener une vie qu'elle ne supporte pas plus que son ancienne condition de prolétaire. Elle n'aime pas son enfant. Elle décide de coucher avec le premier homme venu pour que la rupture soit définitive, qu'elle puisse quitter son mari et son enfant.
Chaque spectateur doit se décider et prendre un parti qui n'est pas celui de son voisin, de son ami ou de sa femme. Il ne s'agit pas d'une petite transgression mais d'une date fondatrice du cinéma moderne qui éprouve une phobie envers une direction du spectateur où tout le monde passe en même temps par la même compréhension, la même émotion, où il n'y a pas de dysfonctionnement dans la gestion collective des spectateurs. »
"Soit tu restes avec moi, soit tu me condamnes et tu restes avec mon gentil mari". Cette façon d’impliquer le spectateur dans le récit n’est pas sans rappeler ce qui est en œuvre aujourd’hui dans la narration interactive. En donnant au joueur la possibilité d’interagir avec les personnages et leur univers, de leur proposer différentes alternatives, les jeux vidéo tentent d'aller plus loin encore dans ce processus d’appropriation des personnages. Mais, si les jeux vidéo du début sont partis d’un schéma relativement linéaire inspiré du cinéma, il est possible qu’ils suivent, dans les décennies à venir, la même évolution que celle opérée par le cinéma à partir des années 50, grâce notamment à Bergman, Antonioni ou Godard. Le joueur n’aura plus simplement la possibilité de s’impliquer dans un récit écrit par avance ; il aura la possibilité de faire avancer l’histoire selon son humeur, ses désirs et son propre jugement moral. De créer son propre récit. Vous allez me dire que cela existe déjà et que certains jeux comme les Sims permettent aux joueurs de créer leur propre histoire. Soyons humble : il nous reste de la marge avant d’atteindre la richesse émotionnelle des films de Bergman ! Quand je vois la tête des dirigeants de l’industrie à l’évocation de ce genre de pari je suis inquiet sur le temps que cela prendra. Lundi 30 juillet 2007 ; deux géants du cinéma ont disparu. Peut-être que ce jour d'été 2007, un futur Bergman ou un futur Antonioni du jeu vidéo est né quelque part dans le monde.


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