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Cent ans pour Claude Lévi-Strauss !

Publié le 28 novembre 2008 par Argoul

claude-levi-strauss-2005.1227863928.jpgIl a eu une existence riche de tous les bouleversements du 20ème siècle, né le 28 novembre 1908. En 1914, pour vous faire une idée, il avait déjà 6 ans ! Après le  lycée Janson de Sailly à Paris et une licence en droit en Sorbonne, il passe l’agrégation de philosophie en 1931. Il n’enseigne que deux ans, aimant peu les ados – plus cœur que tête - et postule au Brésil. Il enseigne à l’université de Sào Paulo de 1935 à 1938 et dirige plusieurs missions ethnographiques dans le Mato Grosso et en Amazonie. Mobilisé en 1939, il quitte la France après l’armistice pour les États-Unis où il enseigne à la New School for Social Research de New York. Engagé volontaire dans les Forces françaises libres, il est affecté à la mission scientifique française aux États-Unis avant de devenir en 1945 conseiller culturel près l’ambassade. Il choisi de devenir sous-directeur du musée de l’Homme en 1949, puis directeur d’études à l’École pratique des hautes études, chaire des religions comparées des peuples sans écriture. Il est nommé professeur au Collège de France, chaire d’anthropologie sociale, de 1959 à 1982. Il remplace Henry de Montherlant à l’Académie française, le 24 mai 1973.

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Il a eu une pensée riche des deux siècles écoulés, formé à la façon du 19ème pour défricher les terrains du 20ème. Droit, philo, ethno, Claude Lévi-Strauss est un anthropologue. Il s’intéresse à l’homme en son entier et pas seulement aux mœurs exotiques. Les ouvrages que je préfère sont ‘Tristes tropiques’, où il remet en cause la vision « exotique » de l’ailleurs à la mode en Occident, ‘La pensée sauvage’ où il prouve que les ‘primitifs’ d’aujourd’hui ont une pensée aussi construite que la nôtre même si elle n’est ni occidentale, ni scientifique, enfin ‘Race et histoire’, un essai pour l’UNESCO où il montre une vraie liberté de penser face au politiquement correct. Il se livre plus avant dans une interview sous forme de livre, accordée à Didier Eribon en 1988 : ‘De près et de loin’. Il y trace son itinéraire avec cette pudeur à parler de soi qui caractérisait les vrais intellectuels. Lévi-Strauss n’évoque que son travail, l’évolution de sa réflexion, ce pourquoi il est ‘connu’. Ni l’affectivité, ni le corps ne concernent le public : il n’en dira donc rien, malgré la curiosité de concierge des people. En revanche, il développe avec soin la genèse de son métier de penser : les rencontres, les lectures, les influences.
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‘De près’ car il faut aimer et connaître ; ‘De loin’ car il faut du recul pour penser. Claude Lévi-Strauss est un homme de cabinet qui hait l’inconfort des expéditions et la séduction du rythme et de la couleur. Grosse tête et petit corps, il est volonté de pensée pure, bricoleur de concepts. Il est bien loin des ‘intellos’ qui croient penser seulement parce qu’ils passent à la télé. Lévi-Strauss reste dans la tradition culturelle académique : un esprit flottant au-dessus des eaux. 1968 est passé par là mais lui (déjà 60 ans cette année-là) n’y voit que la conséquence de la longue dégradation de l’université, voire de la pensée même. Un univers est mort : le sien. On s’attend avec ironie à la litanie des encensements, du barouf médiatique en faveur d’un centenaire, alors que ledit centenaire ne serait pas lui-même s’il ne honnissait pas tout ce qui ressemble au laisser-aller et à la pansexualité post-68…

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Qui est donc Claude Lévi-Strauss ? Proust, l’un de ses écrivains préférés, commence ‘La Recherche’ par cette phrase qui explique sa démarche : « Longtemps je me suis couché de bonne heure » ; en forme de clin d’œil, Lévi-Strauss commence ‘Tristes tropiques’ par « Je hais les voyages et les explorateurs. » Il a toujours préféré les cabinets d’études, plus ‘rationnels’ que l’exotisme du ‘réel’. L’humanité est pour lui diverse (et c’est bien ainsi) ; mais l’humain est universel (et il cherche à le montrer). Depuis Nietzsche, on sait que toute pensée n’est qu’incarnée. Rien ne flotte au-dessus des eaux qui ne provienne de la chair. Ne pas parler de soi est pudeur, certes, mais ignorer tous les élans du corps et du cœur châtre la pensée de son humus. L’intellect épuré livré par Claude Lévi-Strauss à Didier Eribon a quelque chose d’incongru. Même Augustin, devenu saint par la grâce de l’Eglise, a parlé de ses affres et de ses désirs. Que nous dit donc Lévi-Strauss de lui-même ? D’abord qu’il n’est pas un génie. « Sartre avait du génie, mot que je n’appliquerais pas à Aron. Sartre était un être à part, avec un très grand talent littéraire, et capable de s’illustrer dans les genres les plus divers »« laissez-moi travailler là où j’ai envie, je ne ferai aucune vague. » p.117. Lévi-Strauss aussi, capable de bien parler de la musique et des races autant que des mythes Bororos, mais il se situe plutôt du côté de Raymond Aron. Est-ce par modestie ? Par réalisme ? Non - par respectabilité : Par manque d’imagination aussi : « je ne suis pas quelqu’un qui capitalise (…) ; plutôt qui se déplace sur une frontière toujours mouvante. Seul compte le travail du moment. Et très rapidement il s’abolit » p.6. Lévi-Strauss se veut un technicien de l’intellect, pas un inventeur : « les Surréalistes ont été attentifs à l’irrationnel. Ils ont cherché à l’exploiter du point de vue esthétique. C’est un peu du même matériau dont je me sers, mais pour tenter de le soumettre à l’analyse, de le comprendre en restant sensible à sa beauté » p.53. Tout est dit : l’analyse d’abord et avant tout. Et l’on ne saura rien, dans ce testament intellectuel, sur cette « sensibilité à la beauté » ainsi revendiquée.

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Elle existe pourtant, en témoigne cet aveu métaphysique : Lévi-Strauss se dit « pénétré du sentiment que le cosmos, et que la lace de l’homme dans l’univers, dépassent et dépasseront toujours notre compréhension » p.14. Il ne croit pas au Dieu personnel mais les croyants « ont le sens du mystère ». La science grignote sur les bords mais la connaissance n’a pas de fin. Claude Lévi-Strauss se veut jusqu’au bout un technicien de l’intellect, qui se sert de son outil sans chercher au-delà. Réalisme et rigueur. « Si c’est des Surréalistes que j’ai appris à ne pas craindre les rapprochements abrupts et imprévus » p.54, « j’éprouve de la réticence devant un parti-pris consistant à répéter sur tous les tons : attention, les choses ne sont pas comme vous croyez, c’est le contraire » p.105. La pensée dialectique, toujours, qui avance par l’examen des contraires. Rigueur ne signifie pas relativisme : il y a des choses prouvées. Cela exclut tout idéalisme : « Le donquichottisme, me semble-t-il, c’est pour l’essentiel un désir obsédant de retrouver le passé derrière le présent. Si d’aventure un original se souciait un jour de comprendre quel fut mon personnage, je lui offre cette clé » p.134.
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On n’échappe pas à son époque. « La pensée de Freud a joué un rôle capital dans ma formation intellectuelle ; au même titre que celle de Marx. Elle m’apprenait que les phénomènes en apparence les plus illogiques pouvaient être justiciables d’une analyse rationnelle. Vis-à-vis des idéologies (phénomènes collectifs au lieu d’individuels, mais aussi d’essence irrationnelle), la démarche de Marx me paraissait comparable : en deçà des apparences, atteindre un fondement cohérent d’un point de vue logique » p.151. Lévi-Strauss cherchera les invariants de l’esprit humain, ces « structures » dont on fera le Structuralisme. Mais il se détache du Modèle trop théorique sur la fin de sa vie, son choix d’œuvres pour la Pléiade en témoigne : plutôt le réel que le rationnel. Il manifeste surtout un « respect de l’histoire, le goût que j’éprouve pour elle », qui provient « du sentiment qu’elle me donne, qu’aucune construction de l’esprit ne peut remplacer la façon imprévisible dont les choses se sont réellement passées. L’événement dans sa contingence m’apparaît comme une donnée irréductible » p.175 Observer l’illogique pour le rationaliser, telle est la démarche du penseur. « J’estime que mon autorité intellectuelle (…) repose sur la somme de travail, sur les scrupules de rigueur et d’exactitude qui font que, dans des domaines limités, j’ai peut-être acquis le droit qu’on m’écoute », p.219 Le contraire, on le voit, de ces intellos impérieux à la Bourdieu et autres, qui profitent de leur notoriété pour juger de tout et « prendre position » morale sur le théâtre médiatique.

D’où l’agacement manifeste de Lévi-Strauss envers les poncifs d’époque : mai 68, Foucault, Lacan, le Racisme (avec grand ‘R’) : « Un étalage périodique de bons sentiments en ce dernier domaine ne saurait suffire. Il faut réfléchir à ce qui est et à ce qu’on veut. Rien n’est en noir et blanc, pas plus le racisme qu’autre chose. Justement, c’est la différence des cultures qui rend leur rencontre fécondes. Il est souhaitable que les cultures se maintiennent diverses » p.207 Car « le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui », dit-il encore sur la fin de ‘Tristes tropiques’. Pour rabaisser le caquet des intellos-médiatiques.

Longue vue et vieille sagesse, Claude Lévi-Strauss est ce type intellectuel conscient que sa pensée est outil, et pas ‘Parole de Dieu’. Archaïque ? Certes, dans cette société du spectacle où le narcissisme a remplacé le travail et où l’esbroufe tient lieu de réflexion. Au fond, cent ans, c’est peu et l’on s’étonne qu’un tel sympathique fossile soit encore parmi nous. Les médiatiques qui sont déjà en train d’en faire un Evénement vont-ils comprendre cet homme remarquable, ou le faire servir leur zapping du spectacle ?

Les œuvres de Claude Lévi-Strauss sont souvent ardues, notamment ses livres structuralistes sur les mythes. Plus accessibles sont les ouvrages suivants :

  • Tristes tropiques , 1955, brassant l’histoire, la philosophie, la littérature et la musique sous le couvert de raconter ses voyages d’étude ethnologiques en Amérique latine et au Pakistan, Pocket-Terre Humaine 2001, 6.84€
  • La pensée sauvage , 1990, Pocket Agora, 6.84€
  • Race et histoire , 1952, Folio 127p. 6.65€
  • De près et de loin, entretiens avec Didier Eribon , 1988, Odile Jacob rééd. 2008, 19.95€
  • Ses ‘Œuvres’ dans la Pléiade , 2008, sont une sélection choisie par lui. 1 volume de 2128 pages qui rassemble ‘Tristes tropiques’, ‘Le totémisme aujourd’hui’, ‘La pensée sauvage’, ‘La voie des masques’, ‘La potière jalouse’, ‘Histoire de lynx’, Regarder écouter lire’, des inédits et un entretien. Somptueux pour 67.45€ ! Guère plus cher que les volumes séparés.
  • Catherine Clément a commis un Que sais-je ? intitulé ‘Claude Lévi-Strauss’ , 2003, 127 p. 7.60€

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