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Du tragique

Publié le 29 novembre 2008 par Theatrummundi
Le tragique est en puissance au cœur de chacun de nous. L'homme ne peut y échapper. Et le nier serait refuser de reconnaître ce qui fait son humanité même. J'appelle tragique l'élément de division permanent qui réside en nous et qui naît, comme le dit Friedrich Gundolf dans son grand livre sur Goethe, " de ce conflit entre le moi et le non-moi qui est la définition de tout agir ". Ces possibilités de conflit surgissent à tout moment. Certes, il existe entre l'homme et ses frères, entre l'homme et le monde une parenté secrète, une affinité, une intime concordance. Mais dans son état actuel, cette concordance n'est point parfaite. Elle se double d'un conflit, ouvert ou latent. Conflit avec les forces de la nature et de la terre, contre lesquelles il doit lutter. Conflit avec les hommes - même avec les êtres parmi eux qui lui sont le plus chers. Conflit avec les forces mystérieuses qui le dominent et que, faute d'un nom plus doux, il appelle d'abord le destin. Conflit en lui-même enfin, qui fait l'objet de l'éternelle méditation de ceux qui se penchent sur la vie humaine. L'homme s'interroge, il se regarde. Il sent en lui des forces confuses et divergentes : une tendance puissante à l'unité, une autre à l'éparpillement. Une tendance à la discipline, une autre à l'anarchie, une aspiration vers le bien, un penchant au mal. Toutes les grandes littératures, tous les grands courants de pensée, toutes les tentatives d'expression par l'homme d'un système du monde rencontrent ce problème du conflit, de la tragédie, qui fonde en l'homme la conscience tragique.

Ainsi commence le chapitre premier, intitulé " Du Tragique ", de Tragique et Triomphe dans le Christianisme d'André Molitor.

J'ai trouvé ce petit volume que je ne me souviens pas avoir jamais acheté, en farfouillant ce matin dans ma bibliothèque ; je l'ai lu d'une traite, accoudé à la cheminée. Son style en est simple, limpide, j'oserais dire honnête, si l'on veut bien entendre par là quelque chose à quoi l'on n'accède plus aujourd'hui. Son auteur, un haut fonctionnaire belge muni d'une solide culture classique, n'a jamais passé pour écrivain ; certainement ne lui serait-il pas venu à l'esprit de se prétendre tel. Cet essai de cinquante-quatre petites pages brosse, dans une perspective catholique - c'est-à-dire, aujourd'hui, révolue deux fois - et pédagogique (au sens réel, pas à celui des techniciens de la Rééducation Nationale), l'évolution de la tragédie en Occident. L'idée majeure veut que la révélation chrétienne ait permis de trouver au tragique dans l'homme une issue triomphale, que les civilisations précédentes, et notamment grecque et romaine, n'avaient fait jusque là qu'apercevoir. L'inspiration contemporaine majeure de Molitor est un dramaturge, poète et théologien nommé Paul Claudel. Le livre s'achève, réellement plutôt que formellement, avant une récapitulation conclusive, par une proposition théologique simple qui eût certainement épargné aux catholiques leur Réforme et la mise au pilon de traditions liturgiques multiséculaires.

L'exemplaire que je détiens je ne sais comment fut publié chez Casterman en 1945, Nihil obstat et Imprimatur étant de 1944. Le manuscrit avoue avoir été achevé " Samedi Saint, 12 avril 1941 " ; j'en déduis que le livre n'a pu être publié, pour des raisons que j'ignore, qu'après le départ de Belgique des troupes allemandes. Pourrait-il l'être aujourd'hui ? Quels lecteurs son hypothétique éditeur pourrait-il bien lui espérer ?

C'est un livre intéressant à lire en marge de La mort de la tragédie de George Steiner.

Bref passage tiré du chapitre II, " Le tragique grec " :

Tous les poètes grecs, depuis le vieil Hésiode jusqu'aux grands lyriques classiques, un Simonide, par exemple, reprennent le même thème. Brièveté des joies humaines, tristesse du sort de l'homme, fugacité de ses plaisirs, sont les sujets communs de leurs poèmes. Et c'est en réaction latente contre cette mélancolie que, souvent, les Grecs chanteront les joies du présent d'une manière qui a pu tromper sur leur attitude réelle. Ils sentent avec une violence extraordinaire toute la beauté du monde, et ils ont reçu le don de l'exprimer avec splendeur. Dès lors, ils jouissent de la vie, sachant qu'elle sera bientôt passée et que demain il ne restera plus d'eux qu'une ombre vaine. Les trois grands dramaturges qui ont porté à son sommet à la fois l'art du théâtre et la poésie grecque, Eschyle, Sophocle et Euripide, sont plus significatifs encore à cet égard. Ils bénéficient de tout l'apport antérieur de la pensée grecque, mais ils le développent prodigieusement grâce à la forme dramatique, la mieux adaptée à l'exposition de la tragédie humaine.

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