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Eric Bibb : "Conjuguer le blues au présent"

Publié le 30 novembre 2008 par Titus @TitusFR
Coiffé de son légendaire canotier, le célèbre bluesman américain Eric Bibb a égrainé, ce week-end, dans une salle bondée, les couplets de son sixième album, "Spirit I am", sur la petite scène des Vaches Folks, à Cast. Un concert d'exception, livré avec simplicité et charisme par ce guitariste hors pair qui n'affiche pas ses 57 printemps. Eric Bibb nous a reçu dans sa loge avant son entrée en scène. Une demi-heure de conversation à bâtons rompus dont nous vous restituons ici la teneur...
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Titus - On ne te donnerait pas 57 ans ! Comment fais-tu pour paraître si jeune ?

Eric Bibb - (Rires) C'est parce que je n'enlève jamais mon chapeau ! Plus sérieusement, je crois que c'est grâce à la musique... Tu sais, c'est une énergie tellement positive. J'adore mon métier et je n'ai pas beaucoup de raisons de me plaindre ou de me renfrogner. Ca aide très certainement à rester jeune !
Titus - Tu es né et as grandi à New York. Quels sont les souvenirs qui te viennent en tête lorsque tu te remémores les premières années de ta vie ?
43b524fb525ec73a9e18e9f273db7829.jpgJe baignais dans un océan de musique. Je me rappelle de Pete Seeger qui était un habitué de la maison. Je me souviens de mon père, Leon, lui-même chanteur, qui répétait dans le salon, le soir, alors que j'étais prétendument couché. Mes parents possédaient aussi une merveilleuse collection de disques et je passais beaucoup de temps à les écouter : de Mahalia Jackson à Lead Belly ou Villa Lobos. Une palette extrêmement vaste de styles à vrai dire...
Titus - Et te souviens-tu de la première fois qu'un instrument t'est tombé entre les mains ?
Oui. J'avais demandé une guitare à mes parents à l'âge de sept ou huit ans. Ca n'était pas une très bonne guitare, mais ça m'a permis de m'exercer à jouer des accords. J'étais un peu frustré car les cordes étaient en acier et je me souviens d'avoir eu très mal aux doigts. Mais ça ne m'a pas découragé et je ne regrette pas aujourd'hui d'avoir persévéré.
Titus - Es-tu autodidacte ?
Non, non. J'ai eu plusieurs professeurs.
Titus - Est-ce que ton père fut l'un d'entre eux ?
4462d9096e01a3a391b28bf00135ab2a.jpgIl n'était pas vraiment guitariste. C'était plutôt un chanteur. Mais il était constamment entouré de musiciens prodigieux, surtout des guitaristes. Ils m'ont servi de modèles. J'ai étudié la guitare classique, la guitare jazz. Je n'étais pas un très bon élève, cependant. J'avais trop le goût de développer mon propre truc. Mais j'ai eu de très bons profs, qui m'ont montré à quel point la guitare est un instrument magnifique.
In my father's house, à l'émission anglaise "Later" avec Jools Holland :

Titus - Et c'est en partie ce qui t'a amené à devenir un véritable passionné de cet instrument que tu collectionnes ?
Absolument. Je dois posséder environ une vingtaine de guitares. La plupart sont faites sur mesure et je les trouve très inspirantes. Mais j'aime aussi beaucoup visiter les magasins d'instruments...
Titus - Quels sont tes critères de sélection lorsque tu veux acheter une guitare ?
Il faut que l'instrument me parle. Je peux parfois jeter mon dévolu sur une guitare bon marché, sans marque définie, comme il m'arrive d'avoir un coup de coeur pour une vieille guitare "vintage". J'aime garder l'esprit ouvert.
Titus - Ton penchant pour les instruments à cordes ne se limite pas à la guitare. Tu es très branché sur les instruments traditionnels des musiques du monde...
7124bff260605dd7adac57c78a1bc214.jpgOui, cela tient à l'éducation musicale que j'ai reçue. Je me suis très tôt intéressé à une grande variété de musiques traditionnelles. A l'âge de 14 ans, je me suis ainsi passionné pour la musique de l'ouest de l'Afrique. C'est là que j'ai entendu pour la première fois le son de la cora. Depuis ce temps-là, j'ai toujours suivi avec intérêt tout ce qui émanait de ces pays, Mamadou Diabaté, Habib Koite & Bamada, etc.
Titus - En tant qu'afro-américain, quels parallèles fais-tu entre cette musique traditionnelle africaine et la musique des noirs américains ?
La première fois que j'ai entendu de la cora, il s'agissait de musique provenant de Guinée. Curieusement, je n'ai pas du tout été dépaysé. Tout cela me semblait même presque familier... Je me rappelle de m'être dit à l'époque que je connaissais cette musique. Je ne sais pas si c'est lié à une réincarnation ou à mon ADN (rires), mais il existe un lien évident entre nos musiques. Je l'entends, le sens au fond de moi. Bien que traumatisant, la déportation d'Africains vers l'Amérique, à l'époque de l'esclavage, n'aura pas détruit leur identité culturelle, bien au contraire. Je suis persuadé que, du fait de ce traumatisme, la musique a exploré un autre niveau de conscience. Sans doute en partie parce que la musique était précisément l'unique lien qui les rattachait encore à leur vie passée qui fut si cruellement interrompue. La musique a une puissance inégalable. La mémoire collective de la musique a des racines très profondes.
Titus - Le blues est précisément l'une des émanations de cette Histoire tourmentée... Que penses-tu de l'évolution de cette musique ?
Pour moi, le blues est un langage à part entière. Il a toujours consisté à parler vrai, à raconter sa vérité personnelle ou une vérité collective. Il décrit avant tout le sentiment de l'instant présent. Cette musique ancestrale, portée par tant de figures légendaires, a traversé les siècles en ne cessant jamais d'évoluer, chaque musicien apportant sa pierre à l'édifice. Je prends un exemple. En son temps, alors qu'il n'était qu'un jeune musicien du Delta, Robert Johnson faisait tout son possible pour absorber une tradition transmise par ses prédécesseurs. En ce faisant, il apportait sa propre dimension. Je crois que les bluesmen d'aujourd'hui doivent garder cela à l'esprit : tout en se montrant respectueux de l'héritage de nos maîtres, nous devons aussi nous approprier ce langage. Il ne faudrait surtout pas enfermer le blues dans un musée car il s'agit avant toute chose d'une tradition vivante ! Il faut conjuguer le blues au temps présent.
Titus - Et tu incarnes parfaitement cette mouvance de bluesmen de la nouvelle génération, dont la démarche n'est jamais passéiste... Ta musique s'abreuve ainsi à de multiples répertoires, aussi bien la soul que le rock...
77c194f3eec05042591bd6bdb3b098ff.jpgMerci beaucoup. Tu sais, j'ai toujours écouté beaucoup de musique dans ma vie. On me demande souvent ce que sont mes influences. Pour moi, il va de soi que toute musique qui a su m'émouvoir fait forcément partie de mes influences. Elle demeure toujours en toile de fond, quelque part, et ressurgit à un moment donné d'une manière ou d'une autre. La mémoire musicale est un disque dur absolument prodigieux.
Titus - Je ne peux m'empêcher de penser à ta rencontre avec Bob Dylan, alors que tu n'étais qu'un ado... Ton père, Leon Bibb, qui était chanteur mais qui animait aussi une émission très populaire à la télé dans les années 60, l'avait invité à la maison. Dylan est, je crois, quelqu'un que tu admires profondément.
Oui, je n'avais que onze ans lors de cette rencontre. Je crois que Dylan est l'un de ces types qui a compris, dès le début de sa carrière, combien riche est la musique folk américaine. Les grands compositeurs classiques ont toujours reconnu l'extraordinaire potentiel de la musique populaire. je pense notamment à Dvorak. Dylan a basé tout son cheminement sur cette vérité.
Titus - Tu parlais à l'instant de musique classique. J'ai lu que tu aimais particulièrement l'oeuvre d'Erik Satie.
Tout à fait. Comme je le disais, j'ai toujours baigné dans un univers de musiciens appartenant à différents univers : folk music, Broadway, grands orchestres... Mon oncle, John Lewis, était le compositeur et pianiste du Modern Jazz Quartet, et il avait une culture musicale vraiment exceptionnelle. Il fut de ceux qui contribuèrent à élargir mes horizons musicaux. La musique classique, la musique des Caraïbes, voire les chansons auvergnates... Du moment que ça me touchait, j'engrangeais tout ! Et par la suite, je suis allé étudier la musique dans un collège spécialisé de New York, the High school of music and art. Cela m'a permis de découvrir les impressionnistes Debussy, Ravel, que j'adore. Je trouve leur musique vraiment puissante et belle. Je vais peut-être te surprendre, mais j'arrive à établir un parallèle entre la musique de Ravel et certaines oeuvres africaines de cora. Du point de vue des harmonies notamment. Et la toute première fois que j'ai entendu la musique de Satie, j'ai été ébloui. Ses mélodies excentriques qui s'impriment durablement. J'ai entendu un jour un orchestre oriental jouer du Satie. Cet album s'appelle "Satie en Orient". On y entendait du oud, du violon oriental, des instruments qui épousaient à merveille la musique de Satie.
Titus - Est-ce que c'est cette passion pour les musiques du monde qui a fait de toi un globe trotter ? Tu vis aujourd'hui dans le sud de l'Angleterre après avoir résidé quelques années en Suède et même une année à Paris...
C'est un fait que ma découverte des musiques du monde alors que j'étais encore très jeune a favorisé ce goût pour le voyage. Et à l'âge de 12 ans, j'ai accompagné mes parents en Europe pour la première fois. Nous sommes même allés jusqu'en Union soviétique à l'époque.
Titus - J'ai lu en effet que ton père avait été invité par le ministère de la Culture soviétique à aller chanter là-bas...
3ab9febe44dc5613f7baf2607f612e9b.jpgC'est ça. En fait, un délégué du ministère de la Culture soviétique avait entendu mon père chanter à New York et l'avait invité à aller y effectuer une tournée d'un mois. Nous avons vogué à bord d'un transatlantique jusqu'en Angleterre, puis avons visité la France, l'Italie et l'Autriche en voiture. De Vienne, nous sommes montés à bord d'un avion de l'Aeroflot jusqu'à Moscou. J'ai célébré mon treizième anniversaire à Kiev. Pour une famille afro-américaine, ça n'était déjà pas très commun de voyager au milieu des années soixante, alors tu penses bien qu'aller jusqu'en union soviétique...
Titus - Ton père était un démocrate engagé. Comment perçois-tu la victoire de Barack Obama aux dernières élections américaines ?
C'est un événement formidable dans le cours de l'Histoire mondiale. Je trouve ça plein de poésie, de voir un noir afro-américain arriver à la Maison Blanche, surtout si l'on considère l'Histoire des Etats-Unis et la façon dont les Africains ont été exploités. Ce n'est que justice. Et cela montre que les sacrifices endurés par tant de gens ont eu un effet sur la conscience collective. Je pense notamment à Martin Luther King...
Titus - A qui tu rends hommage dans ta chanson "Step by step"...
Tout à fait. Et au-delà de Luther King, il y a tant de personnes qui se sont sacrifiées pour les droits civils et l'égalité au fil des décennies. Ce qui me ravit, c'est que cette élection survient à un moment clef de l'Histoire. Nous étions au bord du précipice depuis un certain temps, et voilà quelqu'un dont le sens éthique est peut-être à-même d'inverser la tendance. C'est un très bon signe.
Titus - Qu'attends-tu de la présidence Obama ?
Il y a tant à faire dans le monde, sans parler des Etats-Unis... Je crois que la différence essentielle tient au fait qu'Obama cherche à rassembler et non à diviser. Il ne s'adresse pas à une seule composante de la population en excluant les autres. Il y a tant de conflits actuellement, tant d'extrémistes. Nous avons besoin de personnes comme Barack à qui beaucoup de gens peuvent s'identifier. Je souhaite de tout coeur qu'il réussisse à réaliser ses promesses de campagne. Nous devons faire tout ce qui est possible pour rétablir la paix et l'harmonie dans le monde.
La chanson "Connected" :

Titus - Tu as vécu une année en France... C'est vrai que tu as chanté dans le métro ?
Absolument. Je crois que tout jeune musicien connaît ce type d'expérience un jour ou l'autre. C'est une très bonne façon de se faire un peu d'argent pour manger. C'est aussi une très bonne école. On apprend ainsi à repérer très vite ce qui fait que les gens s'arrêtent et écoutent...
Titus - Quand as-tu décidé de faire de la musique ton métier ?
A vrai dire, je ne crois pas que cette question se soit jamais posée en ces termes. Ma passion pour la musique m'a naturellement amené à jouer énormément. Comme j'y consacrais l'essentiel de mon temps, j'ai vite compris qu'il valait mieux que cela me rapporte de quoi vivre car il ne me restait plus de temps pour faire autre chose. J'ai commencé à gagner un peu d'argent par ce biais dès l'âge de 16 ans. Mon métier découle donc directement de cette passion.
Titus - Ton premier album n'est toutefois sorti qu'en 1990. Comment l'expliques-tu ?
850331807c768acdc5545af0e464b963.jpgIl y a bien eu quelques enregistrements ici ou là avant 1990, mais tu as raison : il aura fallu attendre l'album publié cette année-là pour commencer à avoir de véritables retours. Je l'avais enregistré en Suède. Ca prend un peu de temps parfois pour définir son propre style. Du fait de mon éclectisme, de mon intérêt pour toutes sortes de musiques, j'ai sans doute mis plus de temps que d'autres pour me focaliser sur un genre. Il se trouve qu'au moment-même où j'ai décidé de revenir à mes racines, et à faire du blues la partie centrale de mon répertoire, d'autres jeunes musiciens afro-américains commençaient aussi à émerger dans le domaine de la musique roots acoustique, à l'image de Corey Harris. Plusieurs y ont vu une sorte de renaissance de la musique blues survenant dans le sillage de Taj Mahal. Mon heure était finalement arrivée...
Titus - Ce succès tardif n'est-il pas finalement une forme de bénédiction ?
J'en suis intimement persuadé. Un succès foudroyant quand on est tout jeune peut être un vrai problème. Quand on devient célèbre très jeune, on n'a plus le temps ni la liberté d'explorer toutes les facettes de sa personnalité.
Titus - Sur ton dernier disque, "Spirit I am" , le sixième de ta carrière, le morceau "In God's Kingdom" évoque la spiritualité qui semble une partie importante de ta personne. Te considères-tu religieux ?
Je dirais croyant plutôt que religieux. A mon sens, le terme "religieux" a aujourd'hui une connotation qui ne me correspond pas. Ma spiritualité est directement liée à la musique. J'ai grandi en écoutant beaucoup de gospel, qui fait partie intégrante de ma culture. Pour moi, le gospel est un langage qui peut servir à exprimer une foi universelle.
Titus - La musique n'est-elle pas précisément un outil extraordinaire pour transcender les clivages et rapprocher les gens ?
Absolument, c'est une langue universelle qui parle directement au coeur. Il n'y a pas besoin d'analyser ou d'utiliser son cerveau. Le coeur voit tout de suite si la démarche est sincère ou pas, si ça sonne vrai ou faux !
La chanson "Spirit I am", extraite de l'album éponyme publié cette année chez Dixiefrog :

Titus - Quels sont tes projets immédiats après le concert de ce soir à Cast ?
J'enregistre un album à Paris la semaine prochaine dans les studios de FIP. Cela me ravit d'enregistrer un album "live" en France. Je prends ensuite quelques semaines de repos avant de reprendre ma tournée en janvier, à la fois en Nouvelle-Zélande et en Australie. The beat goes on.
Titus - Et malgré cette effervescence, tu parviens à rester proche de ta famille ?
Je m'efforce en effet de rester en lien permanent avec eux lorsque je suis en tournée. J'ai très hâte de retrouver mes enfants et de leur consacrer un peu plus de temps. J'adore les enfants. C'est d'ailleurs l'un de mes projets : j'aimerais faire de la musique avec les enfants.
Propos recueillis et traduits de l'anglais par Titus, à Cast, le 29 novembre 2008. Photos de Titus, Brian Jannsen et Patricia de Gorostarzu.


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