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« introduction À la stratÉgie » par andrÉ beaufre – 2

Par Francois155

INTRODUCTION.


Dès les premières lignes, Beaufre mesure l’ampleur de l’ambition qui est la sienne (une « gageure », dit-il). Car « on ne croit plus aujourd’hui au génie des stratèges. Les guerres catastrophiques et le café du commerce les ont tués, avec toutes les naïvetés de l’imagerie d’Épinal aux couleurs brillantes de la civilisation ancienne en cours de disparition ».

Ce désintérêt pour la stratégie, en particulier côté français, l’auteur le fait remonter aux conséquences de la Première Guerre mondiale : « la désaffection pour la stratégie des vainqueurs de 1918 provenait de ce qu’on ne leur avait pas enseigné la stratégie, mais une stratégie, présentée comme l’alpha et l’oméga de l’Art. Or cette stratégie particulière s’était révélée fausse. On enterra l’idole sans s’apercevoir que les reproches qu’on lui adressait provenaient de ce qu’elle avait déjà été trahie ». Pour Beaufre, l’absence de stratégie va de pair avec l’absence d’une philosophie, d’une « idée générale », alors que nos adversaires nous opposaient, eux, des « philosophies dynamiques ». Les défaites des années 30, puis celle de la France en 1940, sont directement imputables à ces carences. Du reste, « le redressement de 1942 à 1945 est l’œuvre d’Anglo-saxons forts d’une philosophie et d’une stratégie ».

Mais le « grand mouvement de la décolonisation » n’a pas suscité une renaissance de l’art stratégique : « l’Indochine est perdue à coup de tactiques excellentes vaincues par la stratégie adverse à laquelle nous n’avons su opposer aucune stratégie digne de ce nom. L’Algérie, malgré cette expérience, ne fait que reproduire en les exagérant les mêmes erreurs. Suez, victoire tactique, débouche sur un épouvantable échec politique, faute d’avoir eu la plus petite notion des conditions stratégiques nécessaires au succès d’une semblable entreprise ». Beaufre est sévère, mais il parle d’or : il a lui-même participé à toutes ces expéditions.

Lorsqu’il écrit son traité, en 1963, l’auteur constate, pour s'en méfier, que « les problèmes de la guerre et de la paix paraissent relever de techniques de plus en plus compliquées : d’une part, celles de la technologie scientifique qui gouverne la course aux armements nucléaires ouvertes par les États-Unis, d’autre part, celles plus mystérieuses de la technologie psychologique que les Soviétiques ont tirée de leur révolution ».

Arrêtons nous quelques instants sur cette phrase : le lecteur d’aujourd’hui comprend bien la critique de Beaufre à l’égard d’un âge « devenu positif, industriel », et qui minimise voire renie la nécessité de déterminer une philosophie (en tant qu’idée générale) et une stratégie attenante ; de même, l’aveuglement technologique est un travers bien connu et, aujourd’hui, fort critiqué. L’expression « technologie psychologique », rapportée aux Soviétiques, peut interpeller : sans doute faut-il y voir la description du matérialisme historique, la « science » d’inspiration marxiste qui prétend décrire l’histoire et, à force d’énergie et de luttes, en accélérer les changements.

Pour conjurer les erreurs engendrées par l’illusion tragique de la stratégie unique qu’il a décrite comme succédant à 1918, André Beaufre rappelle que « la stratégie ne doit pas être une doctrine unique, mais une méthode de pensée permettant de classer et de hiérarchiser les événements, puis de choisir les procédés les plus efficaces. À chaque situation correspond une stratégie particulière ; toute stratégie peut être la meilleure dans l’une des conjonctures possibles et détestable dans d’autres conjonctures. C’est là la vérité essentielle. »

Il rappelle d’autre part qu’il « ne peut y avoir de stratégie que totale » : « la guerre est devenue ouvertement totale, c'est-à-dire menée simultanément dans tous les domaines, politique, économique, diplomatique et militaire ». Cette dimension englobante de la stratégie n’est pas sans conséquences importantes : « cela soulève avec plus d’acuité le problème des rapports entre la politique et la stratégie, mais permet aussi de mieux comprendre le domaine propre à chacune d’elles ». On constate à la lecture de ces lignes que Beaufre sépare assez nettement la stratégie de la politique. A ce sujet, il est sans doute bon de citer Thierry de Montbrial qui, dans sa préface à l’édition de 1998, note : « En fait politique et stratégie sont inséparables, et l’une des rares critiques que j’adresserais au général Beaufre est de situer la politique sur un plan différent et au-dessus de la stratégie, celle-ci n’étant en somme qu’un art d’exécution. Peut-être faut-il voir dans cette dichotomie l’effet d’une tradition où l’armée était encore la grande muette ».

Mais Beaufre poursuit son propos sur la dimension totale de la stratégie en énonçant cette autre conséquence intéressante : « Il en résulte également que la stratégie ne peut plus être l’apanage que des militaires. Je n’y vois pour ma part que des avantages, car lorsque la stratégie aura perdu son caractère ésotérique et spécialisé, elle pourra devenir ce que sont les autres disciplines et ce qu’elle aurait toujours dû être : un corps de connaissances cumulatives s’enrichissant à chaque génération au lieu d’une perpétuelle redécouverte au hasard des expériences traversées. »

À travers son étude, qu’il conçoit volontiers comme un « premier défrichement, entrepris dans l’espoir que [son] exemple, un peu téméraire, suscitera d’autres travaux capables de réaliser le rajeunissement et la renaissance de la stratégie éternelle », Beaufre avertit le lecteur qu’il s’autorisera deux limitations assez précises. La première porte sur les « développements historiques » qu’il a voulus peu nombreux et assez bref. Deux raisons à cela : il souhaite « ramener les choses à l’essentiel, aux idées » et, d’autre part, affirmer sa conviction, en forme de mise en garde, selon laquelle « la méthode historique peut être employée pour justifier presque n’importe quelle conclusion ».

Autre limitation importante et significative, « tout en insistant très fortement sur l’importance des facteurs psychologiques », il veut s’abstenir « de revenir trop longuement sur les développements maintenant classiques, depuis Clausewitz et Foch, sur le caractère passionnel de la guerre ». Beaufre recherche « l’algèbre sous-jacente dans ce phénomène violent : l’irrationalité qui y joue un rôle considérable doit elle-même être considérée sous un angle rationnel ».

L’auteur convient en fait, avec Raymond Aron, que « notre civilisation a besoin d’une praxéologie[1], d’une science de l’action. Dans cette science, la stratégie peut et doit jouer un rôle capital pour conférer un caractère conscient et calculé aux décisions par lesquelles on veut faire prévaloir une politique. »

Pour conclure sur cette introduction, on le voit déjà dense, empruntons-lui ces quelques lignes qui, en plus de leurs réelles qualités littéraires, trouvent une résonnance profonde, aujourd’hui encore :

« (…) Notre monde est en gésine d’événements considérables. Avec la lenteur majestueuse de l’Histoire, se déroule sous nos yeux l’un des plus formidables bouleversements humains depuis la chute de Rome. Malgré l’heureuse inconscience des peuples, sans doute voulue par la pitoyable nature pour nous aider à traverser ces longues épreuves, on commence ici et là (…) à chercher à comprendre le problème et si possible à le diriger. (…) Les problèmes de défense, dont l’importance saute aux yeux, attirent un nombre croissant d’analystes qui (…) sont en train de chercher à réunir l’ensemble de connaissances dont le besoin se fait sentir. Mais dans cette progression laborieuse des sciences humaines, manquent l’idée générale et l’opérateur commun, la philosophie et la stratégie qui sont justement deux disciplines démodées et délaissées, malgré un regain récent d’intérêt. »



[1] Terme que l’on peut définir par la science des décisions relationnelles et de l’action humaine. Pour approfondir ce vaste sujet, le lecteur pourra consulter avec profit « La révolution praxéologique », de Lucien Poirier.


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