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L'empire de la voix

Publié le 01 décembre 2008 par Fric Frac Club
Il existe une armée de livres qui n'ont pas eu le retentissement qu'ils auraient mérité. Il y a, cachés dans les bibliothèques & les catalogues d'éditeurs, des oeuvres qui ont discrètement mais durablement marqué leur temps & influencé toute une génération d'écrivains mais dont personne ne parle. Ou presque. Le Fric-Frac Club déballe sa bibliothèque à la recherche de ces trésors aussi secrets qu'indispensables. Première pépite: Le Dernier Acte, quatrième livre de William Gaddis, un grand, très grand monsieur de la littérature contemporaine.
Lire Gaddis est toujours une expérience sonore assez exceptionnelle. Il m'est arrivé à plusieurs reprises, alors que je suis un horrible lecteur, de scander à haute & claire voix des passages entiers des Reconnaissances ou de Gothique Charpentier... & à mon sens il n'y a absolument aucune autre façon de faire. La voix est omniprésente dans l'oeuvre de Gaddis & ça n'est pas Le Dernier Acte, qui n'est pas le dernier bouquin du bonhomme, qui viendra me contredire.
Résumer un tel livre est un exercice qui relèverait presque de l'aliénation psychiatrique, aussi vais je utiliser quelques ficelles d'écolier pour vous torcher ça en 10 lignes & demi. Donc: Oscar Crease a été renversé par une voiture & se trouve à l'hôpital lorsque le livre s'ouvre sur cette phrase aujourd'hui cultissime: "La justice? - Tu auras la justice dans l'autre monde, dans ce monde tu as la loi." Ça devient burlesque lorsqu'on apprend que c'est par sa propre voiture qu'Oscar a été renversé. La marche avant s'est brusquement enclenchée alors qu'il bricolait le moteur pour essayer de faire redémarrer la voiture. Au passage, l'engin est asiatique, marque: Sosumi (so sue me), ce qui donne le ton pour la suite car, O fantastique idée, Oscar va se poursuivre lui même - en tant que propriétaire du véhicule & victime de l'accident. A ce procès se greffe celui entrepris contre le producteur hollywoodien qu'Oscar accuse d'avoir plagié sa pièce, procès qui occupera pas mal de feuilles de cet excellent bouquin publié au début des années 90 (A Frolic of His Own chez Simon & Schuster pour les puristes). Déroulement à hui clos dans la continuité vocale de Gothique Charpentier, Le Dernier Acte n'apparaît plus comme une géniale fantaisie mais bien comme un échelon médian dans l'écriture de Gaddis & inscrit ces deux textes "légers" dans un processus d'ensemble. Comme le lampion d'une série de thèmes allumés dès Les Reconnaissances & JR, le texte convoque une finalité laissé dans le flou chez ses prédécesseurs: les relations conflictuelles avec le père, l'argent, le pouvoir, le pouvoir de l'argent, les moyens de l'avoir & la place de l'Art dans tout ce merdier. Ça n'est pas rien. C'est surtout impressionnant lorsqu'après maintes lectures on s'aperçoit que de petits bouts laissés négligemment dans un texte réapparaissent décuplés dans le suivant. L'intertextualité débarque alors dans cette éruption romanesque de manière presque convenue, venant étoffer l'oeuvre, tissant des liens dans tous les coins (on y apprend par exemple que Liz, l'héroïne de Gothique Charpentier, n'est pas morte assassinée mais d'une simple crise cardiaque).
La bouche devient l'outil du pouvoir, de la mort sur autrui, de la loi appliquée par écrit. D'ailleurs, & très finement, Gaddis va mettre en exergue une ambiguïté vicieuse du langage qui va le corrompre jusqu'à l'en dépouiller de tout sens. Dans Le Dernier Acte les avocats & les juristes sont devenus les seuls intermédiaires obligés & indispensables à toute communication. Le problème c'est que le vocabulaire judiciaire est un vernaculaire des plus techniques, où chaque mot porte une signification bien précise & n'est sûrement pas amovible comme peut l'être le langage courant. Le sens des choses devient alors abruptement impalpable, déviant sans cesse les mouvements du roman. A ce propos la forme même du livre, avec ces ajouts techniques, ces procès-verbaux, ces compte-rendus d'audiences qui sont la marque du projet initial de Gaddis, porte en elle l' empreinte de cette dislocation du langage, de cet affrontement entre le parler & l'écrit (légal). Comme par contradiction l'intensité de l'écriture chez Gaddis reste d'emblée la qualité de ses dialogues. Personnellement, j'aurai bien payé pour voir Robert Altman adapter Le Dernier Acte ou Gothique Charpentier au cinéma.
"Célèbre pour ne pas être assez célèbre" selon les mots de Cynthia Ozik, Gaddis aura été en perpétuelle réflexion sur son art & sur l'Art en général & si aujourd'hui on sait de lui qu'il fut le Harold Sand des Souterrains de Jack Kerouac pas grand monde ne prend encore le risque de plonger au coeur de son oeuvre. Peut être est elle elle-même l'explication la plus parfaite de cette méconnaissance: difficile, érudite, tentaculaire, aux résonances infinies & d'une ambition littéraire rare. Il serait vraiment dommage qu'elle finisse, comme celles de tant d'autres auteurs réputés "difficiles" (Pynchon, Joyce, Lautréamont...), en références snob pour cocktails littéraires & mondains.
Le Dernier Acte de William Gaddis (Plon).

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