Parler de cinéma ici ? mais est-ce vraiment du cinéma ? A lire l’embarras des critiques cinéma pour parler de ce film (ici, par exemple), on se dit qu’il faut peut-être en parler autrement, donc ici justement.
C’est un film entre documentaire et fiction. Les acteurs jouent leurs propres rôles, et ce ne sont pas n’importe quels acteurs, Madame Deneuve, inébranlable comme un roc, voulant voir, sinon comprendre, refusant de rester en marge, au chaud, bien à l’abri derrière les propagandes dominantes, prête à questionner les idées reçues, les positions toutes faites, les explications diplomatiques prudentes. Et son compagnon, le grand acteur et artiste libanais Rabih Mroué (dont une vidéo / performance / fiction était exposée récemment à Pompidou), quand il est dans son village natal au milieu des ruines des maisons détruites par les bombardements israéliens, ne retrouvant plus dans ce chaos sa propre maison familiale, joue-t-il encore ? est-il encore acteur ?
Les acteurs, mais aussi l’équipe de tournage et les réalisateurs, qui entrent dans le champ, nous montrent en même temps le film et le ‘making of’ du film, le film en train de se faire, les accrochages avec les milices chiites, la terreur quand les avions israéliens volent au dessus d’eux, les négociations avec l’ONU pour savoir de combien de centimètres on peut avancer vers la frontière (et on imagine le soldat israélien en face prenant Catherine Deneuve dans sa ligne de mire). Et aussi le moment où, par erreur, Mroué et Deneuve s’engagent réellement sur une route peut-être encore minée : cette irruption du réel, de la violence, de l’agression dans le film même. Et ce ne sont pas n’importe quels réalisateurs, mais le couple Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, dont ce n’est pas le premier long métrage, mais qui sont aussi des plasticiens reconnus (avec, bientôt, du 12 décembre au 8 mars, une exposition dans la Salle Noire du MAMVP). Pourquoi ce film ? Sans doute parce qu’il est impossible de faire un film de fiction sur le Sud-Liban et son occupation par Israël, et qu’il est tout aussi impossible de faire un documentaire classique sur ce sujet. Impossible car, comme chez Walid Raad et Jalal Toufic, l’histoire se rétracte, devient inatteignable, intouchable face à des “désastres surpassant”. Ce film n’est pas non plus une ‘road movie’, même si on y conduit beaucoup et que Catherine Deneuve s’y préoccupe aussi de ceinture de sécurité. Ce film n’est pas une romance avortée, même si leurs regards croisés dans la scène finale ouvrent une nouvelle histoire. Ce film n’est pas un reportage, même si vous n’avez jamais vu ainsi les destructions du Sud. Ce film n’est pas un film d’artiste, même si la séquence du rejet à la mer des gravas provenant des maisons détruites par les bombardements est d’une poésie visuelle, vocale et musicale éblouissante, comme une renaissance. En fait c’est un OFNI, un objet filmique non identifié, à nul autre pareil, avec de rares parentés, peut-être le Godard sur la Palestine, ou Joris Ivens, à certains moments (mais d’autres, avec une culture cinématographique bien plus large que la mienne, sauront commenter). Et bien sûr, Hiroshima, et le regard, déterminé mais impossible.Car c’est aussi un film de regards, regards sur le monde, volontaires (Je veux voir), suggérés (Chouf !), interdits, transgressés, mais aussi regards entre les hommes, entre les deux protagonistes, et ces refus de regards, ces regards dérobés, vitreux, non focalisés. C’est un film de reflets, traces du paysage sur les vitres de la voiture où s’inscrivent ses beautés et ses désastres. C’est un film de mémoire, et peut-être d’histoire. “Je veux voir” est un cri qu’on ne peut pas étouffer. Merci, Madame Deneuve, de l’avoir proféré.
En salles à partir du 3 décembre.