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Juliau//ascension face nord

Par Angèle Paoli
Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau,
deux, trois, quatre, cinq, six
André Dimanche, Editeur, 1997-2008


JULIAU//ASCENSION FACE NORD

  Déclinaison de couleurs, d’odeurs et de formes jusqu’à l’ultime disparition du nom même de la colline, le monde millénaire (« millionnaire ») dans lequel s’inscrit la face nord de Juliau s’impose dans l’éventail de ses multiples variations. Et dans le jeu inépuisable qui se noue entre le « monolithe » Juliau et les incessantes interrogations qu’il suscite. Jusqu’à l’extrême dépassement de la face nord de Juliau, six. Surjaune. De Nicolas Pesquès.

   Comment, dès lors, au cœur de cette multiplicité même, cerner Juliau dans la continuité du temps qui passe, comment rendre compte des saisons qui impriment leur marque sur la face quasi exclusive de Juliau Nord, comment dire « l’histoire d’amour d’écriture pour une colline tenant lieu de monde » ? Comment dire Juliau sans se dire soi-même ? Comment mettre en mots le motif de Juliau ? Comment dire « la colline et son poème » ? Comment écrire ? Et comment ne pas écrire ?

  SAME PLAYER WRITE AGAIN, trouve-t-on à la page 94 de J3-J4. L’obsession du poète se découvre au fil de l’œuvre. L’œuvre poétique d’un seul et même joueur confronté à la tyrannie de l’écriture. Une œuvre en six volumes, dense et ardue, exigeante et rude. Mais belle et contraignante, comme l’écriture elle-même. Derrière le titre unique dont seul change le n° du recueil (de 1 à 6), ce qui se dit, c’est l’obsession incessante de l’écriture. L’étonnement que cette obsession suscite.

  « J’écris dans le luxe d’une invention vaine, sans autre trace que celle des mots que je ne parviens pas à effacer. Je m’étonne de poursuivre. Écrire est la marque de cet étonnement ; ça ne s’éteint qu’avec la revenue d’un vert impossible, étalé comme le songe d’un regard passé au peigne de la langue. » (J2, p. 25)

  De J2 à J5, l’écriture, qui s’organise à partir de dates ― du 31 décembre 1985 au 20 octobre 2000 ― pourrait laisser croire à l’élaboration d’un journal, davantage encore à celle de carnets dont Juliau serait la borne d’amarrage, le point nodal où s’ancre l’écriture. Or, de journal il ne peut-être question et Nicolas Pesquès s’y refuse : « Juliau ne sera jamais un journal » (J4, p. 13). Et de fait, les dates disparaissent peu à peu des recueils inclus dans chaque livre et J6 s’en sépare définitivement.

  Quant à la question de l’ancrage, rien n’est moins sûr puisque Nicolas Pesquès affirme dès J2: « Au reste, je souhaite que le poème m’expulse ». Même si cette expulsion doit conduire à la « désaffection » ; puis à « l’abandon ». Car « écrire conduit à une effusion dont on ne revient pas ».

  Oublier la tyrannie du « je » ― « et tous ces je ne seront supportables/que rejetés et clignotants/ une fois la terre remise en place » (J4, p. 169) ― oublier les dates, donc, et s’en référer aux tables des matières qui livrent la composition du recueil à partir de J4.

  Des titres apparaissent, chargés de leur part de mystère. Descro, Logiciennes, Way out, pour ne citer que ces trois titres de J4. Ou encore : Physiciennes, Juliologie. Pour J5. Des contours s’ébauchent, qui livrent davantage à la lecture. Descro pose le problème de la description, « sorte d’irrépressible/chenille commençante ». Logiciennes pose des analogies inattendues, récurrentes chez le poète:

« brisable comme toute chose                        la terre
exactement comme les idées

même matière
                                   même appétit
                                                                     mêmes sauts de carpe » (J4, p. 159)

ou encore

« comment la transparence et comment
la nuit de l’instant s’unissent-elles ?

immiscées tel un troglodyte dans le roncier » (J4, p. 165)

  Le recueil Physiciennes offre un décryptage plus scientifique du monde :

« le verbe, acheminé jusqu’aux clôtures
ronge la mort
géométrise les chairs… » (J5, p. 86)

ou

« physiciennes

comme le sont les virgules, les amours, la logique des pierres » (J5,p. 89)

  Des suites apparaissent. Animales, dans Faons Hyènes Bousiers etc. de J4 où se disent les « appeaux du monde » et de la langue. Juliologie annonce la Suite juliologique de J5 et forme avec elle d’étranges petits traités analogiques sur la colline, la couleur, l’écriture, l’être au monde :

« Écrire ne s’appuie que sur ce qui cède

flancher d’écrire comme jaunir, ouvrir le cœur
une main dans l’artifice, une autre dans le noir
et l’oreille absolue seule dans la grammaire » (J5,p. 138.)//

JAUNE
comme la perte de tout objet
ma planche de vie

ou

jaune sans arrière monde
clair et vif telle une scission

ou

de genêt à JAUNE
il y va de la vitesse entre deux mêmes

de cette avance que les mots peuvent prendre

JAUNE plein visage lecteur

comme si le corps était parti de l’autre côté
n’offrant plus de résistance à l’écriture… (J5,pp. 177, 178, 187.)

  D’un Juliau l’autre, l’écriture se resserre, se densifie. Le poème s’aère. La phrase s’allège, s’abrège, se condense. Les mots se raréfient au profit de la « blancheur » ― et de la couleur paille claire du papier de J3-J4―choisie pour accueillir le « brandon des syllabes », « le tombeau du poème infini », ― qui submerge la page. « Un nouveau blanc d’équilibre pour le livre ». Le texte se saisit d’un seul tenant. Les mots giclent, pépites desserties qui cherchent l’ESPACE hors de leur gangue grammaticale puis s’en échappent, porteuses de leurs propres rythmes et de leurs images-fossiles, comme dans cet extrait de J4, p. 131:

« choses excursionnées
                                                                        graphie circulatoire
ce sont des sécrétions

                                                                        bifurquantes

comme le singe de l’humain

sapant l’identité

ESCAPE ESCAPE

  D’un recueil à l’autre, Nicolas Pesquès poursuit sa quête obsédante de Juliau. « Comment voit-on les couleurs qui s’écrivent ? » interroge le poète dans J2. « Dans quelle couleur vit-on après les yeux ? » reprend-il en écho dans J6. Et toujours, au cœur de ce « ressassement » obsessionnel douloureux, l’accompagne ce désir exigeant de condenser encore davantage l’univers de Juliau. De procéder à « une compression de semence, de colline, de peinture ». Dire Juliau se resserre à hauteur de la nécessité de dire le jaune. Mais comment dire le jaune sans figer le poème ? Comment combiner la phrase et la couleur? Comment faire exprimer visuellement la phrase: « Je voudrais qu'on puisse voir la phrase sortir du mur, exporter son gouffre, lire le bois », écrit le poète en J6, p. 14.

  Mettre « Jaune » en mot relève de l’impensable et conduit à l’impasse. J6 rend compte de cette expérience des limites qui pousse le poète à vouloir percer au plus près le mystère de la langue. Penser le dépassement, tenter la surimpression, oser le Surjaune. Soumettre à nouveau « jaune » à un autre angle d’approche, à une autre méthodologie. Mais après, au-delà de cette expérience des limites, une fois épuisés le jaune et ses nuances, quelle autre écriture possible après la tentative/tentation du surplus qui, paradoxalement, conduit aux limites de l’abstraction ?

  Au-delà, il y a J7. La face nord de J7, a (en gestation dans le n° 22 de la revue Rehauts) :

« jaune revenant en force
que sa perfection pulvérise

ou comment la couleur s'absente pour déborder
pour entrer en possession

je nomme cela amour de la terre

phrase si intime que l'œil ne la suit plus ».

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



NICOLAS PESQUÈS

Voir aussi :
- (sur Poezibao) La Face Nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d'Angèle Paoli).



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