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Décembre 1938/Lettre de Joe Bousquet à Poisson d’or

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours



Carcassonne.
Décembre 1938, samedi *.



Ma chérie,

  J’ai reçu de ton amie une lettre exquise ; et j’ai été frappé de retrouver dans la façon appliquée dont elle manie le français quelque chose qui rappelle la manière de Rilke quand il écrivait dans notre langue. Si les poèmes de Rilke nous ont révélé tant de choses, c’est qu’il en a pris les mots hors de lui, dans ce monde distinct de la langue étrangère qui les lui montrait comme des objets ; et j’ai été vraiment heureux de trouver sous la plume de ton amie un jugement poétique chargé, lui aussi, de cette vertu précieuse qui est dans les mots quand ils nous parviennent dans leur fleur ; et tels qu’on les avait inventés.
  Cette lettre m’a redonné du courage : il m’en faut beaucoup en ce moment parce que le point où j’en suis de mon livre est littéralement d’une grande difficulté. Ensuite, parce que ces pages expriment directement les fatalités morales d’un état comme le mien ; et que je me sens seul jusqu’à l’angoisse dans l’effort de les rendre vivantes et, pour cela, de les prendre au vif de ma douleur. Car il y a en moi, il y a toujours en moi, celui qui ne veut pas de sa blessure, qui ignore peut-être toujours le choc qui l’a frappé, et c’est son contact avec ma vie présente
Que naissent mes accents les plus vrais…
  Je voudrais t’expliquer cela : il me semble qu’en partageant avec toi mes impressions les plus secrètes, en les mettant en toi, je peux arriver à emplir ton être avec mes propres pensées et que c’est une façon, non de résoudre certains problèmes, mais de t’éveiller dans un monde où ces questions ne se posent plus. Le moment est sans doute bien choisi, car je te sens vibrante, émue par quelque chose que tu ne m’as pas dit. À travers tes lettres on te sent lourde d’un secret qui te pèse… Je ne te demande pas de confidences ; mais je tiens à avoir, à chaque instant, une tendresse prête pour une de tes peines. C’est facile, ma vie semble le berceau de la tienne ; et rien que de te parler de moi, il semble que j’agrandis ton cœur.
   Dans l’endroit difficile où je te disais que j’avais actuellement conduit mon récit, je fais revivre un instant récent qui m’a révélé tout le rayonnement de mon amour pour toi. Une confirmation poétique de la vérité entrevue dans nos paroles et la joie à intervenir dans les surprises du sens qui redit la chanson. Ma chérie, je ne savais pas que ce serait si doux. J’ai voulu l’écrire. Si j’avais le don de communiquer mes impressions nul aspect de mon amour ne t’échapperait plus. Tu verrais nos sentiments réciproques sous l’angle du sentiment et non sous l’angle de notre intérêt humain.
   Si l’amour est oubli de soi, l’idée de l’amour doit effacer plus encore ce qui concerne l’homme, ce qui concerne la femme et inaugurer le règne de la vie intérieure où les buts disparaissent devant le progrès de la science.
   Revenons sur nos pas : je voudrais, aussi simplement qu’un artisan exposant sa technique, te montrer un des effets de mon amour et l’incidence sur mes pensées du bonheur qu’il devait m’apporter. Écoute, c’est là ce qui me tient éveillé dans mes nuits d’étude.

Joë Bousquet, Lettres à Poisson d’or, Éditions Gallimard, 1967 ; Collection L’Imaginaire, 1999, pp. 141-142.


* 3 ou 10 décembre, d’après mes recoupements (AP).



Voir aussi :
- (sur le site du Nouvel Observateur) « La muse de Joë Bousquet C'est poisson d'or », par Jérôme Garcin (4 mai 2006).



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