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7 décembre 1969/Naissance d’Hélène Grimaud

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


   Le 7 décembre 1969 naît à Aix-en-Provence Hélène Grimaud.


   Hélène Grimaud a treize ans lorsqu’elle est reçue première à l’unanimité au Conservatoire de Paris. Sa passion pour la musique et sa passion pour les loups font d’Hélène Grimaud un être d’exception. « Je ne te demande pas d’être la meilleure », lui disait son maître marseillais Pierre Barbizet (1922-1990). « Je te demande d’être unique ― tu seras alors dans la plénitude de tes moyens. »
  Ci-dessous, l’incipit du deuxième ouvrage (après Variations sauvages, 2003) qu’Hélène Grimaud a fait paraître aux Éditions Robert Laffont en octobre 2005 : Leçons particulières.


JE ME SUIS RÉVEILLÉE AFFAMÉE

   «  Je me suis réveillée affamée.
  Pour n’avoir plus mangé depuis des lustres, j’avais faim de terre, de continents, d’orages, de tumultes. Un appétit dévorateur de parfums me tenaillait le ventre ― sel sur la peau, résine des grands sapins noirs, herbe en tendresse fauchée au printemps. J’avais envie de mordre la chair crue d’un poisson, de déployer mon ouïe dans la symphonie du monde, de regarder pour voir vraiment et m’éblouir de lumière, de plonger mes mains dans la terre chaude et la gueule humide des loups.
  Retourner au monde qui roule et qui mugit.
  La faim m’avait prise dans la nuit. Elle m’avait chassée de mon lit. Dans le carré de ma fenêtre, le ciel était en fleurs et pétillait d’étoiles. Nulle lune mais il semblait qu’une lueur pâle émanait des rochers, des arbres, montait du sol avec l’été et sourdait des ruisseaux. Je me suis souvenue qu’enfant j’avais tailladé le tronc d’un chêne pour mêler à sa sève le sang de mon poignet ― j’avais inventé, alors, mon pacte fraternel.
  Quel jour, quel mois, quelle année avais-je trahi ce serment ? Quelle heure même ? Le temps m’échappait, me passait au travers. Je n’en disposais plus suffisamment, ni pour les loups bien que le Centre eût reçu l’agrément pour le programme de réinsertion des espèces menacées à la vie sauvage, ni pour l’amour, ni pour la solitude. Et la musique ? La question m’a effleurée au moment de me rendormir. La musique ? ― toute ma vie puisqu’elle donnait le la au reste.
  Au matin, le creux à l’âme résistait. Dehors, l’air était tiède. La houle verte du vent dans les arbres portait la mer en moi et avec sa rumeur des envies de départs. La question que le sommeil avait chassée resurgit. Je m’en débarrassai d’un ébrouement du corps : j’étais heureuse en musique comme on peut l’être en noces, n’est-ce pas ? Et n’avais-je pas déjà répondu en en décidant que toute interrogation sur la musique avait une réponse : non pas dans le regret du passé, mais dans la création de l’avenir. Ce mouvement vers l’universel, vers un point de conciliation des contraires. […]
  Plus de temps pour les cours, plus de temps pour les loups ― même le nettoiement des locaux du centre me manquait, même le contact râpeux du bois des pelles et des râteaux. Et la musique ? Le désir de musique était toujours aussi vif ; de cela j’étais certaine. J’éprouvais les mêmes envies fulgurantes d’interpréter une œuvre, de la travailler encore et encore, de doucir l’harmonique d’un aigu, de révéler jusqu’au pur éclat chaque note, donner tout à entendre ; verser dans le creuset de l’œuvre l’or de sa propre vie. Dans ce dessein, j’avais voulu enregistrer une nouvelle version de la Sonate de Rachmaninov, gravée pour ma première fois à l’âge de quinze ans. Depuis, année après année, j’avais saisi la grande vérité distillée d’une leçon à l’autre par mon maître, Pierre Barbizet : la musique ne commence en réalité qu’avec l’auditeur, à partir du moment où elle entre dans la chaleur d’un cœur et sourdement habite son silence. « Souviens-toi, me disait-il, un musicien n’est grand que par la grandeur qu’il révèle chez son prochain. »

Hélène Grimaud, Leçons particulières, Éditions Robert Laffont, 2005, pp. 11 à 14.



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