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Hymne, de Claude Minière (une lecture de Pierre Drogi)

Par Florence Trocmé

la datation est de peu de secours dans la couleur de l'air
elle tombe sous le sens
au fond chacun vit peu de temps
au fond et à la surface
dans les jambes qui plient
(p. 44)

Il est finalement peu de " vrais " livres, peu de livres vivants ou nourrissants qui continuent de travailler une fois qu'on en a fermé et lu la dernière page.
Ce livre-ci, Hymne de Claude Minière, est d'abord lisible à partir de tout endroit et dans tous les sens ; il grouille, il fourmille de strophes d'hymne lisibles jubilatoirement à haute voix. En même temps il propose un parcours complet, du A de l'incipit (noir) au repliement du livre sur son titre (à la dernière ligne) : il se lit " comme un livre " dont chaque point apporte au parcours sa correction, sa précision, sa modalisation, son apport nécessaire.
" A noir / puis au matin ils sortent sur l'aire de repos / dépliés d'hypnose "(p. 11)... ; ... " ce qui s'étend est porté vers son titre " (p. 82).Maintenu dans l'éclatement, comme pour un feu d'artifice, mais tenu, son dispositif même d'éclatement tenu ne permet pas de dire : je l'ai fini. L'hymne à aucun moment ne se constitue en Hymne majuscule. Souvenir ou plutôt bris d'hymnes perdus ? mais où même la note prosaïque et le dérèglement mécanique de la langue, par exemple à l'occasion des jeux de mots de la fin, donnent à réfléchir sur les enjeux d'une tentative, sur l'enjeu du " poème " (toujours remis et à remettre).
S'entendent à cette occasion (dérèglement de tous les mots en tous les sens ?) d'autres vers, d'autres phrases, en surimpression, d'autres rimes, surtout Rimbaud, Verlaine, Apollinaire même, citations de traductions de Hölderlin... revisités par quelque machinerie à la Ducasse : " Alors ceci est Avignon avec ses vignes ? / (quelques verres plus haut) / Salut ! / bonjour bonjour les Demoiselles / nous dansons sur le pont / (il est retrouvé) " ; ou encore : " et donc rament riment les images / dans leur bris/collages / sur les banques de sable / (elles sont canon et légion) / d'humanité pas/sait... ".
Au fond, c'est sur la place de l'individu ou du singulier (historique, an-historique ?), dans ce tout qui fourmille, que travaille le livre.
Epaisseur d'espace (toute l'Europe), et épaisseur de temps (des origines mais lesquelles ? à aujourd'hui) ; Hymne explore en effet, d'un bout à l'autre, privilégiant les deux extrémités péninsulaires, le rapport entre notre histoire et l'Histoire, entre le Temps et ce temps " singulier " qu'il s'agirait de pouvoir dire nôtre, chacun. Il est à tout moment question, pour le je qui porte l'hymne, d'articuler la partie et le tout : tout d'une histoire brutale et " rationnelle " de l'Europe et de ses marges proches et partie que seraient tous ces laissés pour compte, individus justement, brisés, broyés, martyrisés ou massacrés au cours de cette " histoire ". " La POESIE, toujours, n'est-elle pas ce qui travaille au corps même, vers le " chant ", le mélange de brutalité et rationalité qui nous habite " (p. 9) ?
Cela s'interroge, cela se fait à partir du Mont Athos et peut-être, par exemple, de cet individu-là moine Théophilos, qui se détache : nom propre plus " vivant " que toutes les références du passé (et tous les noms passés des morts : Dusan, Andrea, Darius, Paul, Trophime, Murad, Jean V Paléologue, Rilke, Manuel..., glanés plus ou moins dans l'ordre, et retournés, par l'absence de repères, à une forme de l'anonymat). Le titre indique d'ailleurs l'inscription du texte entre sacré et profane et sa profération depuis l'Athos fait de ce lieu une sorte de centre géographique décalé et inchangé ? de l'Europe et du livre. Entre note de voyage et liturgie (en extrapolant, liturgie signifie aussi action), le texte parcourt Londres, Berlin, Paris, Venise..., revient plusieurs fois sur une Grèce " globalisée ".
Quel(le) " hymne " saurait porter toute cette dispersion, semble se demander la voix du voyageur, de l'errant qui parle ; quelle parole saurait en elle donner sens et cohérence ? (La collection où paraît le livre ne s'appelle-t-elle pas Doute, soulignant le caractère expérimental de ce qu'il s'agit d'ouvrir ?)

D'ailleurs : ceci qu'on nous appelle l'Histoire n'en fournit pas le sens, justement ; tous ces faits éclatés, aux fausses symétries (p. 34 : " ce que j'ai vécu : / les chutes symétriques de Grenade et de Constantinople / la symétrie invention d'historiens / invention d'architecte... ") n'apportent à l'esprit aucune réponse. Sur un autre plan, où le texte lui-même décroche (hymne, précisément, liturgie ?), le plus simple brin de menthe moine du nom de Théophilos cet higoumène pour qui l'on prie, opéré d'un cancer, et pour qui prie, par mimétisme, Hymne donne poids, est seul à donner poids, à assurer la voix d'une " prise ", garantissant que " tout " n'est pas " vide " : " le sol monte par capillarité du chant / creux transporté comme un secret / dans une des chapelles, comme dans la muraille / ils disent des prières pour le jeune igoumène / luttant contre le cancer / à cette heure même il est sur une table / entre la vie et la mort / entre le ciel et la terre / longitudinal / porté par la ferveur / à dos d'homme / il traverse soulevé il traverse / même le corps souffrant va mieux dans la beauté / même le corps souffrant traverse toujours mieux / flèche lente " (p. 71). Hymne évite ainsi l'observation, la description clinique la note pure et simple énumération ou relevé de ce qu'il y a. S'y prête-t-il, il s'en dégage, il s'en arrache : stations d'essence et blocs auquel il faut bien que le regard s'accommode. " [S]ur l'autoroute / stations / bungalows / entrepôts / ils n'ont pas vraiment lieu d'être " (p. 66) ; " mon plaisir est néanmoins indiscutable / que ces pauvres architectures soient là / (mobile-homes) / malgré tout de bon gré / avec moi " (p. 69). D'ailleurs : " sur la page les mots sont portés au bien " (p. 38).
Il y a, dans Hymne, la cohérence d'un roman, dont la trame respirerait à travers les trous (des blancs), et le vif fourmillement (encore !) de tous les éléments présentés à l'esprit pour comprendre : comprendre ce que l'on voit, ce que l'on entend, ce que l'on fait, ce que l'on articule serait-ce en écrivant même un poème. Le nourrissant, se nourrissant, palpant au plus près le sens.

à la nuit les étoiles sont posées
mais au matin le bleu adorable s'expanse
les objets ne sont plus qu'un mode de la présence
à vrai dire il n'y a pas même d'objet
toute la voûte épaule
nous tournons ensemble
avec le lin tissé bleuté
déchiré dans l'orage soudain

un orage de toute beauté

Je sais que demain ils s'échangeront des organesils sont comme pièces détachéesils créeront contre-nature
ce que je sais n'est pas l'événement
des monstres à leur image

ce qui a commencé dans cette histoire :
le pompage des réserves
les stocks
la nature sommée de se rendre à la consommation
(c'est dans la ligne et dans les sauts)

mais avec la rosée

le i de l'abîme remonte à la cime

le sentiment : pente inversée
(infinie)
sur la page les mots sont portés au bien

Contribution Pierre Drogi

Claude Minière
Hymne
éditions Tarabuste, 2003
9,50 € - sur le site de la librairie Decitre

Poezibao publiera demain une seconde note de Pierre Drogi, à propos du livrede Paul van Ostaijen, Le Dada pour Cochons, note qui constitue un pendant de celle-ci.


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