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La justificication des tueurs de boussole

Publié le 17 décembre 2008 par Menear
De tous les côtés, cela signifie aussi repartir de ce côté-ci. Ce côté, c'est aussi une plongée en apnée dans la tête du narrateur, qui tente veinement de nous brosser le portrait de la Sybille, mais s'égare, et finit par se laisser fondre en lui même, jusqu'à la fin du paragraphe.
Persuadé que le souvenir conserve tout et pas seulement les Albertines ou les grands éphémérides du coeur et des reins, je m'obstinais à reconstituer le contenu de ma table de travail à Floresta, le visage d'une jeune fille peu mémorable nommée Gekrepten, le nombre de plumes de ronde qu'il y avait dans mon plumier de cinquième (car je n'ai jamais pu me rappeler le nombre de ces plumes de ronde, je sais qu'elles étaient dans le plumier, dans un compartiment spécial, mais je ne peux plus me rappeler combien il y en avait) jusqu'au moment où la Sibylle, m'embrassant et me lançant au visage la fumée de sa cigarette et son haleine chaude, me récupérait, nous nous mettions à rire et nous reprenions notre marche entre les tas d'ordures, à la recherche de ceux du Club. Je savais déjà alors que chercher était mon signe, l'emblème de ceux qui sortent le soir sans but, la justificication des tueurs de boussole. Nous parlions pataphysique avec la Sibylle jusqu'à épuisement, car il arrivait à elle aussi (et c'était cela notre rencontre et tant d'autres choses obscures comme le phosphore) de tomber sans cesse sur des exceptions, de se voir enfermée dans des cases qui n'étaient pas celles de tout le monde, mais nous ne nous croyions pas pour autant des Maldoror d'occasion ou des Melmoth errants. Je ne pense pas que la luciole tire une particulière suffisance du fait incontestable qu'elle est une des plus stupéfiantes merveilles du cirque de ce monde, et cependant il suffit de lui supposer une conscience pour comprendre que lorsque son petit ventre s'allume elle doit éprouver comme la chatouille d'un privilège. De même la Sibylle était enchantée des situations invraisemblables où, de par l'impuissance des lois naturelles sur sa vie, elle était toujours engagée. Elle était de ceux qui font s'écrouler un pont rien qu'en passant dessus ou qui se rappellent en pleurant à chaudes larmes avoir vu dans un kiosque le dixième de loterie qui vient de gagner les cinq millions. J'étais déjà habitué, pour ma part, à ce qu'il m'arrivât des choses modestement exceptionnelles et que je ne trouvais plus trop horrible de sentir gigoter sous ma main quand j'allais prendre un album de disques dans une pièce sombre, un mille-pattes géant venu dormir là. Ca, ou bien trouver dans un paquet de cigarettes de grands duvets gris ou verts, ou alors entendre le sifflement d'une locomotive se fendre parfaitement, au moment voulu et dans le ton nécessaire, dans une symphonie de Beethoven, ou encore entrer dans une pissotière de la rue Médicis où un homme est en train d'uriner avec application, et quand il s'écarte de son box c'est pour me montrer, posé à plat sur sa main comme un objet liturgique et précieux, un membre d'une couleur et d'une dimension incroyables, et je m'aperçois dans le même instant que cet homme ressemble trait pour trait à un autre (mais il n'est pas cet autre) qui, la veille au coir, à la Salle de Géographie, nous a entretenus des totems et des tabous, et nous a montré, posé délicatement sur la paume de sa main, des bâtonnets d'ivoire, des plumes d'oiseau-lyre, des monnaies rituelles, des fossiles magiques, des étoiles de mer, des poissons séchés, des photos de concubines royales, des offrandes de chasseur et d'énormes scarabées embaumés qui faisaient trembler de délice effrayé les inévitables dames de l'assistance.
Julio Cortázar, Marelle, L'imaginaire, trad : Laure Guille-Bataillon, P.15-17.

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