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Par Deslivres.fr

Pour finir cette belle année 2008, un instantané voyageur écrit par Amélie :

Je croyais subrepticement que la Californie n’était qu’une vaste plage ensoleillée.
Je suis arrivée à Truckee. 39,3° North, 120,2° West, 1887 mètres, 0 degrés. En celsius, en fahrenheit, j’ai beau équationner avec 32 degrés, là, pour une fois, c’est pareil. L’eau éclabousse de partout et j’ai encore oublié mon bonnet.
Le patron du Truckee Hotel a une bouche de joker et un regard armé. Il nous jure qu’il n’a pas de hache, mais il fait ce drôle de sourire, et je vois bien qu’il y a comme des marques de tricycle sur la moquette hexagonale. Les couloirs tournicotent exprès. Deux chambres sont réputées libres tout au bout du labyrinthe kaki. Will be OK. On pose nos sacs et on sort respirer, avec un peu d’American spirit 100% natural organic tobacco.
On passe devant une première fois. Le néon est aussi rose qu’ailleurs, mais il écrit Pastime Club en s’emberlificotant. Je sais que c’est là. Allez savoir pourquoi. Il n’y a rien, là. Un comptoir avec un homme devant et un homme derrière, la longue salle qui suinte le renfermé, le vélo Fat Tire, c’est tout. Ca y est, ça m’agrippe. C’est le déclic papillottant qui appelle du côté des rades déserts, toujours. C’est là, j’te dis.
On traîne d’abord ailleurs, le long de la gare. Le train siffle vraiment trois fois. On n’ira pas à Reno ; le noir, l’eau, la fumée nous enveloppent de rien et on est comme légers, ici. La taqueria n’en est pas vraiment une, on avale les tacos sans y penser jusqu’à ce que les barmaids aient vraiment l’air de vouloir fermer. La margarita fait tout cliqueter, c’est joli. Tout est toujours un peu plus joli avec de la margarita, surtout moi.
Dehors. Replay. Sens inverse. Il n’y a qu’une rue à Truckee, de toutes façons. Le Pastime club n’a pas bougé et j’entre en somnambule. Gyorgy est juste devant. Devant le comptoir. Je tends la main, je dis I’m Amélie. Il y a soudain deux yeux aimantés dans les miens, qui regardent en bleu clair. Imparables. J’adore les yeux qui regardent. Aller-retour de sourires en suspens. Il dit « Gyorgy », deux ou trois fois, jusqu’à ce que je comprenne bien. Ca me prend du temps ici, souvent.
Un vieux coyotte hongrois affûté à la ruse. Avec sûrement quelques colts en sourdine pour défendre ses plumes cachées de colibri calliope. Cinquante-deux ans qu’il est aux States. Il y a eu la révolution là-bas, alors il est venu ici, tout seul, à dix-sept ans. New-York City. Il a ouvert une galerie d’art. Ses sourcils grimpent d’une malice incrédule. Il vendait incroyablement cher des œuvres affreuses. Il répète, « awful», avec ses sourcils au sommet et un sourire juste au coin. Il en a roulé, des riches ; ça n’avait pas l’air de leur faire tellement mal. Il est là, dans son sweat à capuche NEVADA et son bonnet de laine. Il a dû être sacrément beau. Tellement qu’il l’est toujours. Je ne sais pas ce qui est arrivé à la galerie d’art, mais il est devenu chauffeur de taxi. Dix ans. Les femmes s’en sont mêlées, bien-sûr. Il en a épousé une, une petite. Mais la bague au doigt, ça leur a tué l’amour. Trois semaines après le mariage, ils se sont séparés en hurlant. Il vibre comme un regret, pas tout à fait. Il se demande si elle n’était pas plutôt lesbienne, au fond. Il est content que je sois française parce qu’il adore Zola. Et Balzac. Et Jeanne Moreau. Et Yves Montand. Damned, je dois bien connaître un ou deux acteurs hongrois, moi, non ? Entre deux courses, il a rencontré Luis Buñuel, brièvement. Suis tout à fait émerveillée. Et puis il est allé voir les montagnes, c’était tellement beau qu’il ne s’en est pas remis. Il est devenu professeur de ski, il a free-ridé all over. Sacramento, Truckee, par là. Il a eu un enfant avec l’Americano-Italo-Russe très belle. Romantique à vous retourner tout l’intérieur, ses yeux planent un peu pour rire. Il vibre un vrai regret. Six ans qu’il n’a plus de nouvelles, ni d’elle, ni de l’enfant. What happened ? Il enchaîne une autre phrase, vite, et mes questions se taisent. Plus tard, il y a eu cet accident. Un camion dans l’autre sens, la jambe droite en vrille, des broches en métal, des mois vides et horizontaux. Maintenant il marche, mais doucement.
On danse quand même. On se connaît depuis cent ans, ce sont ses mains qui le disent. Les mains des vieux ont des pouvoirs surnaturels, ça me raz-de-marée à chaque fois. Elles prennent les vôtres comme si elles les connaissaient et propagent des électrochocs sans notice avec un bruit de reptile. Pas d’échappatoire. A l’arrivée, c’est vous qui avez le relai et il n’est pas question que vous vous en défassiez de sitôt. Il me regarde pour voir si j’ai compris. Je crois que oui. Pas besoin de signer de papiers d’adoption. On improvise des rondes sur un air de blue grass. Ca rend bien, à mon avis. Je crois qu’on est beaux. Il faut dire que j’ai continué à la margarita. Gyorgy, lui, il boit du café brûlant, tout le temps.
Une foule tout à coup, parachutée. Le bar est plein de samedi soir et la musique a viré live. Les jeunes se reluquent en croyant ne pas se prendre au sérieux. La fille en rose a la voix qui crépite à des hauteurs insoupçonnées, et really hopes Mc Cain will win. Ca m’est un peu égal au fond, mais cette fille-là fascine, comme un grand vide souriant et statique. Un agrégat de t.shirts enluminés s’aglutine devant la porte pour fumer sans répit. J’ai l’air de rien avec ma doudoune. Ca m’indiffère délicieusement. Gyorgy a enfilé sa veste en cuir, il me sourit qu’elle n’est pas chaude et il show-off comme à vingt ans. Dedans, le joueur de guitare cherche un agent européen. Je finis tout doucement ma ready-made cigarette.
L’idée du sommeil s’immisce insidieusement. Pas sûr que je retrouve ma porte 118 dans le dédale géométrique du tapis silencieux. I think I’m gonna go, Gyorgy. Il a connu tellement d’adieux qu’il sait les dire sans s’évanouir. S’il pouvait m’apprendre, ça m’arrangerait. Where do you stay, Frenchie ? Truckee Hotel, je dis. And you ? Il y un blanc très court, un très rapide mouvement des yeux. Je vois ce gros sac en plastique qu’il transporte avec lui, et je l’entends dire I’ll be all right, I’ve got a big sleeping bag.


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