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Rennie Pecqueux-Barboni Costumes de Corse, Pannu è panni

Par Angèle Paoli
Rennie Pecqueux-Barboni,
Costumes de Corse, Pannu è panni,
éditions Albiana, 2008.


Première de couverture : Rennie Pecqueux-Barboni, Costumes de Corse, Pannu è panni, Éditions Albiana, 2008


« À pizzà pannu, si passanu l'anni* »

  Très attendu dans le village de Canari (Haute-Corse), où a été inauguré en octobre dernier le Conservatoire du Cap Corse, l'ouvrage de Rennie Pecqueux-Barboni, Costumes de Corse, Pannu è panni, vient d'être publié par les éditions Albiana (Ajaccio). Avec le concours de la Collectivité territoriale de Corse. Impressionnant par son volume, ce très beau livre de 456 pages, l'est aussi par les nombreux dessins, illustrations et planches (400) qui accompagnent les textes. Quatre siècles d'histoire du vêtement corse sont rassemblés dans cette imposante étude qui ancre ses assises dans les civilisations mégalithiques de la Corse du sud et s'étend, après une évocation de l'époque médiévale, du XVIe au XXe siècle. Le dernier chapitre du livre, consacré au Carnaval, évoque la subversion de l'usu, « ensemble des habitudes qui régissent la forme et le port d'un vêtement pour un temps et un lieu donné ». L'auteur de cet ambitieux ouvrage, Rennie Pecqueux-Barboni, est aussi le concepteur et le maître d'œuvre du très beau département « Costumes » du Conservatoire du Cap Corse de Canari.

* En rapiéçant le vêtement, on passe les ans


Un « objet d'étude précise et raisonnée »

  Composé de sept chapitres, le livre de Rennie Pecqueux-Barboni s'ouvre sur une introduction dans laquelle l'auteur rend compte des démarches et motivations qui l'ont conduit à entreprendre ses recherches. Passionné par « l'étude des modèles anciens, authentiques et typiques », désireux de ramener à la lumière des toilettes tombées dans l'oubli et des modes vestimentaires ― usi ― balayées par le désastre de la Seconde Guerre mondiale, l’ethnologue en herbe et jeune étudiant en Lettres et Arts que fut Rennie Pecqueux-Barboni à la fin des années 1960 entreprend de se consacrer au costume corse et d'en faire un « objet d'étude précise et raisonnée ». Afin de faire reculer dans les esprits l'image réductrice du vêtement de deuil, pérennisée par la Colomba de Prosper Mérimée.


Archives

  Premier historien à tenter pareille entreprise, Rennie Pecqueux-Barboni s’est heurté à de multiples obstacles. En l'absence de tout système d'étude déjà établi, le patrimoine vestimentaire de l'île était difficile à appréhender et à cerner. Hormis des actes de justice ― e scriture (inventaires de trousseaux, inventaires de boutiques, legs...) ―, quelques notes de voyageurs, les pages consacrées à la Corse par L'Illustration en 1853, et, publiée en 1863, l'Histoire illustrée de la Corse de l'abbé Ange Galletti, l’île ne dispose que d’un petit nombre de renseignements écrits et la documentation iconographique est assez pauvre. Tout juste quelques carnets de croquis et des « peintures à l'huile » attestant de « formes et de couleurs particulières ». En revanche, « la tradition orale, extraordinairement vivante, quotidiennement présente », est « le véhicule le plus efficace d'une majorité d’enseignements sur le costume insulaire ». L'importante collecte orale effectuée, tant au cours de conversations et de bavardages qu'à travers contes et proverbes ou dans les poèmes chantés des chjam’è rispondi, a permis de reconstituer avec une grande précision le patrimoine vestimentaire de l'île en même temps que techniques, activités et métiers ayant présidé à l'élaboration des vêtements portés par les Corses. Depuis la tissaghjola, qui tisse le lin et le drap dans sa remise, ou les lavandaghje è stiradore qui lavent et apprêtent les tissus ; en passant par le tracullinu qui se fournit en coupons, rubans et boutons chez le grossiste de Bastia et colporte, de village en village, dernières nouveautés et dernières nouvelles. Jusqu'à la cusgidora di u paese et à la sartora, qui mettent leur « talent de couturière au service de la communauté ».


Lexicographie

   Autre difficulté, celle du vocabulaire. D'où partir ? De quel type de vêtement ? De quelle région ? De quelle période ? Comment nommer telle pièce d'un trousseau ? Quelles « définitions lexicales » donner ? Le Vocabolario dei dialetti, geografia e costumi de F.D. Falcucci (1892) a été pour le chercheur un « instrument de premier ordre ». Ainsi lit-on de A saccula, décrite par Falcucci :
  « Abito di pannolano delle donne del Niolo, di una foggia singolare. E una spezia di veste o di spenser, abbottonato come un corpetto e chi termina con lunghi teli in forma di sottana »/« vêtement de drap des femmes du Niolo, d'une façon singulière. C'est une espèce de robe ou de spencer boutonné comme un corsage, et qui se termine par de longs lés en forme de jupe. »
  Tout un travail d'horloger ou d'orfèvre, ou plus exactement de dentellière ou de brodeuse, minutieux et précis ― comparaisons, confrontations, reconstitutions, analyses, descriptions, réflexion ― a été conduit pour tester l'appellation d'un vêtement. Il a fallu établir des « relevés des variations dialectales locales ». Délimiter des périodes d'apparition de certains termes, définir leur lieu d'origine ― étrangère/autochtone ―, faire jouer l'étymologie, la synonymie, le bilinguisme, dégager des catégories ― types et usu ―, proposer des traductions. Réaliser un lexique.

  L'ouvrage de Rennie Pecqueux-Barboni, qui comporte un important glossaire ― 369 termes corses accompagnés de leur définition ― rend compte de ces recherches linguistiques. Le même souci scientifique transparaît dans les légendes qui accompagnent cartes et photographies, patrons et croquis. Chaque document est accompagné de la terminologie corse. Chacun des termes utilisés est explicité par le texte dans lequel il s'insère. De même, chaque document est daté et porte la mention de la région géographique d'origine du vêtement. Ainsi les pages consacrées à A suttana, définie comme « robe de cérémonie classique au XIXe siècle, dont les détails de formes varient suivant les régions », sont suivies de planches numérotées, accompagnées de schémas et d’explications : [75] SuttanaLundrina, villutinu, Capicorsu, vers 1840 ; [76] SuttanaLundrina, villutinu, Niolu, vers 1850.


Suttana

[76] SuttanaLundrina, villutinu,
Niolu, vers 1850 (page 161).


  Nombreux également sont les tableaux qui recensent les termes utilisés pour nommer les textiles ― Marezzu/Moire : toile de soie épaisse calandrée ; Rughettu/Droguet de laine de brebis à chaîne de lin, local ; Sempiternu/Coutil: serge de lin et coton serrée... Nombreux aussi les encadrés explicatifs qui concernent les travaux d'aiguilles ― A puntetta, pour la dentelle ; A brocca, pour la guipure ; A maglia, pour le tricot...


Renaissance du « vestiaire disparu » de la Corse

   Ainsi, renaît, au fil des chapitres, le « vestiaire disparu » de la Corse. Tout un assortiment de tissus ressurgit de planche en planche, qui en retrace l'évolution, l'histoire et les modes. Depuis les textiles locaux, sombres et rudes ― fresi, canavetta, pannulinu, sararaga ― confectionnés par les tissaghjole jusqu'aux nombreux textiles d'importation qui les remplacent progressivement. Damascu, viluttu, musulina, bambaccina, calancà, indiana offrent une grande variété d'imprimés et de couleurs que les dames de la ville préfèrent aux stofe casagne en usage dans l'île. L’étoffe la plus prisée est le turchinu, à fond bleu, ou l'indigo-culor di mare. Mais l'indiana d'Alsace et celle de Provence le sont aussi. Les dames du Cap Corse ont un faible pour le bruccatu à bouquets, à fond noir ou vert foncé. À la grande diversité des tissus et des étoffes s'ajoute une grande diversité dans l'art d'accompagner le vêtement. Tout un assortiment de coiffes, de mantilles, de jupons, de chemises, de chausses dont j'ignorais jusqu'alors l'existence et le nom, fait son apparition. Ainsi des « vêtements de protection » qui se déclinent dans leurs nuances depuis le mandile di pettu, grand carré drapé sur les épaules, la mantellina a pianetta, sorte de pèlerine courte de cérémonie, en passant par u scialu ― grand carré qui se porte ouvert, recouvrant parfois le mandile ―, a ghjuenca (pèlerine munie d'un capuchon), u sculzale (tablier), u mezaru (voile qui couvre la tête) ; jusqu'à la fameuse faldetta , définie par Falcucci comme un « vêtement que les femmes mettent sur la tête en guise de mezaro, et qu'elles attachent derrière la tête avec de petits cordons » [...] (1892) ou par Frédéric Ortoli comme « une immense jupe de soie noire que l'on attachait à la ceinture et dont la partie postérieure était relevée par-dessus la tête et rabattue sur la figure... » (1898).


Mezaru drapé

Vallée de la Gravona, 1870-1900. Paisana (villageoise)
Mezaru drapé « en gulagna »,
cappona
(page 372).


  Il en est de même de tous les types de vêtements et parures ― bijoux et coiffures inclus ― qui constituent la garde-robe des Corses. Le trousseau féminin qui occupe le chapitre central de l'ouvrage ― Investa o cocculu ? ― est le chapitre le plus développé ; mais le trousseau masculin, plus rudimentaire, est traité avec la même rigueur et la même précision. A muntura, accumulation de vêtements que l'homme tient serrée dans la narpia (besace de porc), comporte vêtements de dessous, a mutanda, ― calzunetti, calze, camisgie ― et panni di dossu, vêtements de dessus. Saraga, buzzarona (ou pilusa), curpetti, braghe, vesta, pilone, baretta, ghjambali, scarpi... Les différentes parties de la tenue vestimentaire se déclinent en fonction de leur région d'origine et des activités des hommes davantage que de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. Mais qu'ils soient bergers, chasseurs, muletiers, colporteurs ou marins, les hommes ont besoin de vêtements résistants et protecteurs, adaptés à la rudesse de leur vie. A burella ― « molleton de laine de brebis locale » ―, le pannulaniu ― drap de laine ―, le pilone ― « drap sergé à chaîne double » ―, conviennent tout à fait à la confection des paletots, capes et piloni. Quelles que soient sa composition et sa facture, le trousseau masculin est l'œuvre des femmes qui choisissent, pour tailler les chemises de leur mari et de leur fils, les mêmes étoffes colorées que leurs jupons. « Araignée tissant sa toile autour du mâle pour le dévorer ? La fileuse-brodeuse cherchait-elle à féminiser le héros » pour mieux « l'asservir ? »


L'Usu

  Le chapitre Tanti Paesi, Tante Usanze recense la répartition des usi du XIXe siècle, regroupés autour des pieve. Le costume traditionnel corse et ses dominantes se répartissent selon quatre aires géographiques : Tramontu ― Capicorsu, Nebbiu, Balagna ― ; Cismonte ― Bastia, la Casinca, la Castagniccia, le Cortenais, le Verde et « jusqu'au défilé de l'Inzecca » ―; Pumonti ― Cinarca, vallée de la Gravona, Ajaccio, Ornanu, Talavu, Fium'Orbu, Coscioni ― ; Rocca : tout le sud de l'île entre les golfes du Valinco et de Portivecchju. À ces grandes aires, il faut rajouter cinq isolats : la pieve de Lota, celle d'Ascu, le Niolu, Carghjese, Bunifaziu.
  Ouverts sur la mer, les cantons du Tramontu sont sous influence ligure pour le choix des vêtements et sous influence provençale pour celui des tissus. En revanche, les femmes du Niolu (région enclavée entre les montagnes) portent des vêtements à dominantes de brun, de noir ou de bleu, confectionnés dans les textiles locaux ― fresi et pannulinu. Tandis que les bourgeoises de Bastia s'habillent, elles, à la mode de Marseille ou de Paris. Une règle, cependant, préside à cette grande diversité. L’usu veut que chaque femme trouve « un équilibre entre l'uniformité communautaire et l'apparence individualisée. »
  Quant aux usi maschili, leur uniformité n'est qu’apparente. Derrière les différences sociales à peine sensibles, ce qui caractérise le vestiaire masculin, c'est qu’il est conditionné par la mobilité des hommes. Transhumance, colportages, voyages sont autant de motifs d’évolution et d’imitation du costume. Ces échanges multiples, qui favorisent l’adoption et la diffusion des modes, contribuent à effacer la nécessité « de montrer son appartenance à un territoire et donc de porter un uniforme local ».


Quel avenir ?

   Que reste-t-il de tout cela à la fin du XXe siècle ? À lire les pages du chapitre Cascioni o cascie/Coffres ou cercueils ?, il semble que la tradition vestimentaire corse, balayée par les effets de la mondialisation, ait disparu de l'île. Reste la nostalgie d'une culture passée, encore réduite et appauvrie dans et par la fabrication de produits mercantiles.
   On comprend, dès lors, à consulter et à lire cet ouvrage encyclopédique, l'ambition réelle de son auteur, son souci majeur. Tenter de replacer le vestiaire corse dans ses vraies dimensions : sociales, historiques, ethnologiques. Et lui restituer, par l'intermédiaire de cette passionnante étude, toute sa spécificité, son originalité et sa beauté.
  Costumes de Corse, pannu è panni est un ouvrage riche d'enseignements pour toutes celles qui s'adonnent encore aux travaux d'aiguilles. Un ouvrage magnifique, susceptible d'inspirer stylistes et couturières ! Est-ce utopie que d'imaginer ressusciter, par-delà les pages du passé, les pièces les plus confortables ou les plus gracieuses et les plus raffinées du costume corse ?

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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