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Le Clézio, Cœur brûle et autres romances

Par Argoul

Romances est un joli mot, emprunté à l’espagnol où il est plus fréquent, par l’auteur qui le parle couramment. En français, la romance désigne une complainte, sur le mode poétique. En général en vers, le mode est celui de la chanson de geste ; il s’agit de chanter le monde à la façon romane, celle des troubadours. Pour chacun de ses recueils de nouvelles, Le Clézio a ainsi choisi un mot différent : « histoires » pour Mondo, « faits divers » pour La Ronde, « saisons » pour Printemps. Les romances concernent les filles, sauf dans la dernière nouvelle, et encore. Des sept romances de l’ensemble, seule la première, qui donne son titre au livre, est un petit roman. Les autres sont des fragments d’observations senties, des ébauches de vies, des morceaux de temps interrompu. Le thème fédérateur est celui de l’existence : rêvée adolescente, sordide le plus souvent dans la réalité.

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On retrouve ici l’opposition centrale leclézienne entre « civilisation » - adulte, raisonnable, réaliste – et « tradition » - domaine du rêve, du sentiment et de l’inadéquation. ‘Cœur brûle’ en est l’archétype. Une mère soituitarde égoïste et naïve embringue ses deux enfants issus d’un premier mariage dans une vie fantasque au Mexique, à la colle d’un médecin humanitaire dont les idéaux affichés d’aide au tiers monde masquent un appétit bien réel de prostituées mineures et pas chères. La vie communautaire du village, de la rue, plaît aux petites filles ; le retour d’exil en France est d’autant plus déracinant. L’une va s’en sortir, l’autre pas. L’aînée fait des études et devient juge, la cadette se laisse aller, court les garçons et se perd dans la trilogie : came, crime, égoïsme. La civilisation ne fait aucun cadeau, au contraire de la tradition : s’intégrer ou mourir. L’auteur laisse de l’espoir sur la fin, la naissance d’une petite fille qui va bouleverser la cadette au fin fond et, peut-être, redonner un sens à sa vie.

‘Chercher l’aventure’ est centré sur « la fille de 15 ans ». Le Clézio écrit-il alors pour ses propres filles ? Toujours est-il que l’on retrouve dans sa prose en fièvre les idéaux candides de nos 15 ans, ceux des années 70, du nomadisme « ancestral » rêvée sur les chemins du monde. C’était alors Katmandou pour ceux qui avaient quelques années de plus, la poésie et les camps de jeunes pour les plus jeunes (dont j’étais). Mais rien de plus vrai que cette phrase : « En vérité, c’est si difficile d’entrer dans le monde adulte quand toutes les routes conduisent aux même frontières, quand le ciel est si lointain, que les arbres n’ont plus d’yeux et que les majestueuses rivières sont recouvertes de plaques de ciment gris, que les animaux ne parlent plus et que les hommes eux-mêmes ont perdu leurs signes » p.87. Le mal apparaît partout dans « la civilisation » : « sur les écrans géants les sexes de femme sont ouverts comme des patelles. ‘Vole !’ ‘Brise !’ ‘Prend !’ ‘Jouis !’ ‘Cherche !’ » p.94. Ce n’est pas un hasard si la nouvelle suivante, ‘Hôtel de la Solitude’, fait la revue d’une existence de demoiselle stérile, vouée aux seuls impératifs hédonistes de ladite civilisation. Voyages, amants, jouissances – ces illusions… Au soir de sa vie on est seul, triste, ruiné, et sans rien qui reste.

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Quel sens donner à sa vie ? La nouvelle qui suit tente d’y répondre par le destin de « trois aventurières ». La première, Sue, adolescente vide résidant dans une ville vide du centre vide des Etats-Unis consuméristes part faire sa vie. Lorsqu’elle revient, quelques années plus tard, ses parents sont partis, il ne reste plus « rien » de ce qui fut son existence. La seconde, Rosa, fille de bourgeois mexicains, abhorre son milieu guindé et contraint ; elle rêve d’avoir des enfants non pas fils de notaire mais ces vifs argent en maraude des rues, perdus et en haillons, mais bien vivants. Elle vouera sa vie à les recueillir pour leur donner un avenir. La dernière, Alice, était brillante et aimait la vie. Elle a dû renoncer à ses dons par devoir envers ses parents pauvres, elle « est devenue l’image qu’elle voulait donner d’elle-même » p.114 énergique, austère, critique, solitaire. Partageant le peu qu’elle avait avec les autres, faute de progéniture à aimer et à qui se sacrifier. « De ces trois ‘aventurières’, avoue l’auteur, nul doute que c’est Alice qui me touche le plus » p.115.

‘Kalima’ débarque de Tanger à Marseille en croyant trouver l’Eldorado. Vite prise en main par les macs, elle découvre qu’elle est définitivement seule dans la vie et qu’elle doit faire avec, jusqu’à la mort, absurde et sordide comme il se doit. ‘Vent du sud’ aborde la vie des îles et ces gens qui ne sont que de passage, portant avec eux les rêves impossibles des îliens. Maramu la Tahitienne est la maîtresse d’un Blanc qui ne peut l’emmener lorsqu’il revient en France. L’auteur se met dans la peau du fils, abandonné par sa mère parce qu’elle ne pouvait pas vivre dans les îles, et déchiré parce qu’il va la retrouver avec le retour en France, mais quitter Maramu et son bon cœur. ‘Trésor’ inverse les personnages mais reste bien sur le même ton. Cette fois, c’est la femme blonde qui fait rêver un petit Jordanien de Pétra tout juste pubère. Une autre femme lui avait déjà enlevé son père dont il ne reste qu’un ‘trésor’, une valise pleine de photos et de lettres. Le gamin accompagne cette touriste maternelle dans Pétra la ville troglodyte de la tradition. Mais la tradition est morte avec le temps et plus rien ne retient le gamin. Va-t-il partir pour mettre son rêve ailleurs ? Le ‘trésor’ est-il cette ville antique qui l’ancre à ce passé mythique, ou les souvenirs de son père qui l’appellent en Occident ?

Malgré le misérabilisme affiché, sans lequel Le Clézio ne semble pas pouvoir se mettre aisément dans l’écriture, ce recueil bien construit parle de l’âge incertain d’adolescence, duquel l’adulte écrivain n’est jamais vraiment sorti et où il continue de puiser les émotions qui le font mouvoir la plume. Un âge peut-être auquel s’est arrêté notre civilisation occidentale depuis le bébé-boum, hédoniste, adolescentrique et à jamais « pas finie » ? En tous cas, ces pages se lisent bien… dès 15 ans.

Le Clézio, Cœur brûle et autres romances, 2000, Folio 188 pages

Toutes les autres chroniques des livres de Le Clézio sur Fugues sont en liens à la fin de la note « Hommage à Jean Marie Gustave »


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