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EtnaXios, de Françoise Clédat (une lecture de Florence Trocmé)

Par Florence Trocmé

Cledat etnaxios

Un titre étrange, dont le sens ne s’éclaire pas tout de suite même si on y lit d’emblée le mot Etna, un feuilletage qui révèle des textes de formes différentes, poèmes, blocs de prose, romain, italique, dispositions variées…, une table des matières qui laisse supposer une construction très élaborée : voici les quelques éléments dont dispose le lecteur à l’orée de cette lecture. Saisissante lecture par tous les chemins qu’elle ouvre, les aperçus qu’elle dresse et cet entremêlement intime, brin à brin, de l’histoire d’un tableau, un collage de Max Ernst (avec poème lié d’Éluard) et celle du père de l’auteur, qui est sur le point de mourir et avec lequel elle n’aura pas réussi à parler, jamais. Manque fondateur pour le livre et pour ses interrogations ?

EtnaXios s’ouvre par un avant-propos qui à lui seul mériterait une analyse approfondie tant ces quatre pages sont denses : il s’agit ici de réfléchir sur la vieillesse, le vieillissement mais en les considérant comme « mode privilégié d’approche vers un inconnaissable », ce qui constitue, déjà en soi, un formidable projet, dans un temps où tant d’écrivains dépeignent la fin de vie d’un père ou d’une mère en peignant uniquement une insupportable déchéance ! Très vite un mot clé, l’anachronie (on ne sera pas étonné de retrouver, tout à la fin du livre, la présence de George Didi-Huberman). Ce temps du vieillissement, le sien cette fois, serait en effet pour l’auteur le temps d’expérimenter tous les déplacements à l’intérieur de « ce lieu paradoxal » qu’est un livre « contraint par la succession chronologique et spatiale » de ses pages. Cadre obligé mais aussi bien rigide pour la tentative ici menée d’une « superposition des réceptacles de l’expérience » (en découleront la construction très sophistiquée du livre et les références aux collages de Max Ernst et aux techniques de composition musicale – remix et polyphonies). Il s’agit, au chevet réel ou imaginé du père, d’explorer ce « feuilletage de mémoires » accumulées dans le corps au moyen de l’écriture qui va « détecter ou créer des liens », « rapprocher ce qui est distant » en des pages affranchies de la contrainte de la succession historique et où se multiplient les approches : ébauches, fragments d’histoires, ou d’images. Tout cela enraciné, ce qui le rend infiniment humain, dans la mort du père : « la mort d’un père dans le père et l’enfant fonde l’écriture, ou la féconde. Il s’agit d’une naissance » et « les rêves du père et de l’enfant parfois se confondent, rencontrent par les ressources convoquées de la mémoire, de l’art et de la lecture ».

S’ensuit un parcours qui a quelque chose d’un rêve en ce qu’il suit précisément le chemin de ces associations suscitées par la mémoire personnelle, celle de l’enfance en particulier, rendue ici d’une façon très forte, très prenante mais aussi la mémoire des images et des mots accumulés en chacun. Avec en position-clé, la scrutation de « La Parole » d’Éluard et du tableau qui lui a été associé par les artistes eux-mêmes, « La Parole ou femme-oiseau » de Max Ernst. Travail de collage, de fragments divers, ce tableau, Ernst et Éluard, l’histoire du père mais aussi du grand-père, une photo. Emmêlement intime, tressage plutôt donc de l’histoire individuelle, de la généalogie et de l’Histoire, lignée et appartenances, à une époque, à un pays, à une civilisation. Inscription et construction par souvenirs, généalogie, évocations de faits historiques. Et cette expression très intéressante (p. 43) : « l’enfant au futur qui te regarde », effet de rétrospective, l’écriture permettant de se déplacer sur le curseur du temps, effet de résurrection partielle devant la destruction annoncée, la disparition. L’ancrage et le rôle de « l’enfant au futur », l’écrivain qui peut rassembler ces matériaux, leur donner forme et sens par le collage. Ne s’agit-il pas ici de faire œuvre de recollement (au sens ancien, fait de rejoindre, pour faire cicatriser) et de récolement (cette dernière opération ayant l’avantage d’inventorier ici des matériaux d’origine très diverse) ?

Beaucoup d’effets de superpositions, de glissements d’images les unes sur les autres : l’enfant (cette formulation recouvre aussi bien l’enfant évoqué que la femme au présent dans son esprit d’enfant) regarde dans une monographie de Malevitch deux reproductions, La Tête de paysanne et le Portrait d’Ivan K et les identifie au couple de ses grands parents dont elle a longuement contemplé une photographie. Appartenance large, au-delà du cercle personnel, égotiste, généalogique : « l’étrange certitude de la ressemblance ». Ce livre est aussi une très belle méditation sur le temps, le temps personnel avec le vieillissement sans étroitesse biographique et le temps collectif.

Autre exemple de ce jeu très complexe des images en fondus enchaînés, en fusions, le passage du tableau d’Ernst « A l’intérieur de la vue, l’œuf » daté de 1929 à la rencontre de l’auteur avec son image dans le miroir. Superpositions des tableaux, des photos, des images, des scènes de rêve, méditation sur l’image et le temps des images. Double jeu autour d’un je, le je dans le temps, depuis l’enfance jusqu’à EtnaXios (soixante inversé), identification à un présent assigné, l’enfant dans la femme d’aujourd’hui et le futur de l’enfant dans sa tête et jeu des représentations, celles de l’auteur, mais aussi celles de sa généalogie propre comme celles de sa généalogie rêvée (Ernst, Malévitch et nombre d’auteurs, peintres et écrivains). Dialogue incessant des temporalités et des représentations, comme sait le faire le rêve, si apte à « faire paraître le disparu » (p. 55).

Tout ces éléments sont organisés, tenus par une construction complexe, en miroir : I. Prologue, II. La parole même (1), III. Femme oiseau (figure de la dis/parution 1), IV. Femme sans tête (figure de la dis/parution, 2), V. La parole même (2).

Ce livre parvient à donner une sensation très étonnante, étrange du temps (séquence des boîtes, les pyxides, où l’enfant conserve de « petits cadavres »). La femme-oiseau suscite une réflexion terrible sur ce qui advient au visage dans le vieillissement «  se défaire pour les traits du visage n’est pas seulement s’effacer. Car s’aggraver. S’outrer » (p. 66). Il y a comme chez certains des peintres invoqués une recomposition par superposition d’images, cadavre d’oiseau et de jeune soldat mort (passe de surcroît l’ombre du dormeur du val), une combinatoire d’éléments hétérogènes comme dans les collages de Max Ernst et son roman-collage Perturbation ma sœur la femme 100 têtes. Au cœur du livre, comme à la charnière de la construction en miroir, évocations des rituels et des rêves de l’enfance « une stupeur plus grande, définitive ». Il s’agit, dit-elle, d’atteindre la région de l’inarticulation « pratiquer la langue d’inarticulation était le désir rêvé de l’enfant. Son rêve d poème » (80)

On l’aura compris, il s’agit là d’une œuvre complexe, dont une ou deux lectures n’épuisent pas le sens. Un très beau livre qui conforte dans l’idée donnée par son très beau Gai Nocher que Françoise Clédat est un écrivain à suivre avec beaucoup d’attention.

Contribution de Florence Trocmé

Françoise Clédat
EtnaXios
L’Amourier, 2008
17, 50 € -sur le site Place des Libraires

Sur ce livre, on peut lire aussi une chronique d’Angèle Paoli


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