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Jacques Chessex : Un Juif pour l'exemple

Publié le 22 janvier 2009 par Savatier

Il y a longtemps que je n’avais pas lu un roman d’une telle intensité et d’une telle densité. Un Juif pour l’exemple, de Jacques Chessex (Grasset, 106 pages, 11,90€) m’a tout de suite fait penser – alors que le sujet en est très différent – à Un Cœur simple, ce petit chef d’œuvre de Flaubert qui tient avant tout par le style.

Ici, l’histoire existe bien, elle ne peut laisser indifférent, mais le style la sert ; une écriture dense, impitoyable, puissante, une écriture chirurgicale, cruelle où transparaissent la colère et le dégoût. Hannah Arendt avait écrit de belles pages, à propos du procès Eichmann, sur la banalité du mal. Jacques Chessex se fait, dans son roman, le médecin légiste de l’imbécilité du mal, l’une n’étant finalement que le complément de l’autre. Encore faut-il s’entendre sur la notion de roman. Me fiant à cette indication qui figure sur la couverture, j’ai abordé les premiers chapitres comme s’il s’était agi de l’œuvre d’un romancier. Elle l’est bel et bien, mais, au fil des pages, une impression saisit le lecteur : tout semble si vrai, si atrocement vrai, que cette histoire ne peut prendre ses racines que dans le réel. Et, de fait, si ce livre peut se définir comme un roman, il est avant tout le récit d’un « fait divers », comme le fut en son temps Madame Bovary.

Les événements se déroulent à Payerne, ville natale de l’auteur et capitale helvétique de la charcuterie, en 1942. A l’époque, il a 8 ans ; son père dirige l’école de la petite bourgade. 1942… L’Allemagne nazie connaît alors son apogée, Hitler domine l’Europe ; à l’Ouest, seule l’Angleterre lui résiste, à l’Est, ses armées ne sont pas encore embourbées dans les plaines russes, elles avancent, la bataille de Stalingrad ne débutera que quelques mois plus tard. La conférence de Wannsee, qui scelle le sort des Juifs des pays occupés, s’est réunie le 20 janvier.

La Suisse calviniste et bien pensante, forte de sa neutralité et de la position financière qui fait sa singularité, n’a guère à craindre du conflit. Ses paysages de carte postale, où s’étalent verts pâturages, hautes montagnes, lacs paisibles, neiges immaculées cachent pourtant une réalité plus sombre. En effet, si elle héberge et protège derrière ses frontières un certain nombre de Juifs étrangers qui avaient pu fuir les persécutions et s’y réfugier, elle compte aussi, parmi ses citoyens, des sympathisants nazis d’autant plus actifs que leur passeport les met à l’abri du front et de ses dangers.

La petite ville de Payerne, « gros bourg vaudois travaillé de sombres influences », comme la définit Chessex, n’échappe pas à la règle. « Rurale, cossue, la cité bourgeoise veut ignorer la chute récente de ses industries et les gens qu’elle a réduit à la misère. » Dans ces périodes de chômage, de troubles économiques, rien ne rassure davantage que d’identifier des boucs-émissaires. Ils ne sont guère difficiles à trouver ; dans toute l’Europe, l’antisémitisme fait rage : ce seront donc les Juifs.

Un pasteur fanatique à la solde de Berlin, Philippe Lugrin, galvanise de petites troupes de chemises brunes qui ont pour héros le journaliste Georges Oltramare (lequel s’illustra sous l’Occupation à Radio Paris par des chroniques antisémites sous le pseudonyme de… Dieudonné.) A Payerne, une poignée de nazillons (des brutes assez minables, fascinées par l’ordre, les uniformes) rêve du décorum qui se déploie de l’autre côté de la frontière, « beauté des corps aryens, étendards, nudité, blondeur, fanfares de trompes gothiques, regards bleus fixés haut dans le regard extatique du Chef ». A leur tête, parade un garagiste médiocre qui se verrait bien Gauleiter et s’adonne à l’occasion à quelques jeux sadiques avec l’une de ses maîtresses. Ce détail me semble romancé car il colle peu au profil du personnage, peut-être correspond-il toutefois à une réalité. Sous le joug intellectuel du pasteur, le petit groupe trompe son ennui en tirant des balles sur les façades des maisons juives de la ville, mais il leur faut davantage, un coup d’éclat. Il leur faut une victime, ce sera Arthur Bloch, un négociant en bétail qui se rend régulièrement à Payerne pour acheter des vaches.

L’homme, bon professionnel, respecté, dont personne n’avait à se plaindre, aurait eu le profil du notable auquel on ne se serait jamais attaqué, s’il n’avait été juif. L’appartenance à sa communauté le condamne, le déchoit de son statut d’humain. Les nazillons montent un stratagème, ils se partagent les rôles. Date est fixée pour le 16 avril. Jacques Chessex, d’une plume concise, lapidaire même, décrit par le menu l’assassinat sordide, l’horreur du dépeçage du cadavre réduit à l’état d’une carcasse de boucherie, les morceaux entassés à la hâte dans des sortes de bidons de lait qui seront immergés dans les eaux du lac voisin, les effets personnels mal dissimulés dans une grotte de la région, qui finiront par trahir les criminels. Ils seront finalement démasqués, jugés et condamnés. Vingt deux ans plus tard, Chessex rencontrera le pasteur Lugrin, par hasard, et constatera qu’il n’éprouve aucun remord…

Le livre met en lumière la veulerie et l’imbécilité des auteurs de ce crime, leur incohérence intellectuelle. En effet, comment prétendre commettre un tel acte « pour l’exemple » et faire disparaître le corps, au risque qu’il ne soit jamais retrouvé et que leur meurtre demeure ignoré ? Cette absence de logique, qui rend le geste de ces Pieds Nickelés du crime encore plus gratuit, constitue bien là une circonstance aggravante. Un autre détail surprend le lecteur : attiré dans le guet-apens, Arthur Bloch ne se méfie à aucun moment, en dépit de la mauvaise réputation avérée de ceux qui deviendront ses assassins. Cette attitude symbolise à elle seule l’excès de confiance, la naïveté de la majorité des Juifs européens qui, en dépit des premières persécutions dont ils avaient fait l’objet, refusèrent de quitter leur pays, n’imaginant pas le sort qui leur serait réservé. Qui, il est vrai, eut pu leur reprocher d’imaginer l’inimaginable ?

Cette histoire a hanté Jacques Chessex depuis son enfance. En 1967, il l’évoqua, dans son recueil, Reste avec nous, sous forme de chronique intitulée Un crime en 1942. Un Juif pour l’exemple se présente comme un aboutissement, une manière d’exorciser un crime que tous auraient préféré oublier. Tous, sauf lui qui en avait conservé la blessure. Car, dans le Payerne de l’époque, bourgade où il ne se passait jamais rien, on imagine l’événement que représenta un tel assassinat. Pourtant, il semble bien que personne ne parvint vraiment à en être révolté, attitude lourde de signification de l’influence qu’exerça la peste brune sur les consciences. Aujourd’hui, dans cette ville, le livre met mal à l’aise. On avait tant préféré oublier ce « fait divers » qu’aucune plaque commémorative ne fut jamais apposée sur la façade du lieu du crime… Les habitants apprécient d’autant moins le rappel de cet épisode sombre de leur histoire qu’il est raconté par l’enfant du pays, grand écrivain, donc gloire locale qui, non content de dénoncer les faits, prend de la hauteur et cite L’Imprescriptible de Vladimir Jankélévitch.

Ce livre, dans sa beauté glaçante, résonne comme un avertissement. Car, au-delà de sa personne, Arthur Bloch est un symbole, celui de la femme africaine violée et mutilée, de l’enfant palestinien abattu, de l’Irakien chrétien persécuté, de tous ceux qui, en raison de leur seule appartenance à une ethnie ou une communauté, se voient dénier toute humanité.

Illustrations : Jacques Chessex - Avis de disparition publié par la famille d’Arthur Bloch dans la presse locale.


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