Magazine Culture
Pochette : Franck
Chambrun
Texte : Sylvain
En écoute (sous l'article) : The End Of You Too
Je poursuis ici, après Chromatics et Mogwai, ma tentative d'approche d'une « intelligence contemporaine ».
En écoutant ce disque d'electro-pop, je me suis souvenu qu'autrefois, le musicien utilisant des machines voulait toujours dire quelque chose : soit il s'attribuait un peu de leur
puissance supposée, soit au contraire mettait en scène sa propre disparition. Le jeune Anglais Joseph Mount, maître d'œuvre de Metronomy, ne propose pas ce type de grand récit. Le rapport
entre l'homme et la technologie ne lui est pas de plus d'intérêt (du moins ne se sert-il pas de son album pour en faire état), qu'à Charles Mingus la pratique en tant que telle de la
contrebasse.
Certes, les « machines » ont un caractère évolutif que ne possède pas le gros instrument intransportable à sonorité ronde. Composer informati- quement sans produire de
discours en abyme, et en stoppant le perpétuel exercice de datation auquel se livrent les technophiles, tient déjà de la performance. Metronomy peut sonner comme un jeu Simon de 1978, on ne lui
fera pas dire que c'est ceci ou cela, impertinent ou pertinent. Le temps n'a plus cours. Aucun écho n'enrobe le son, achevant de dissiper tout halo conceptuel. Même "bien-être" et "mal-être" sont
des notions que la musique de Metronomy ne convoque pas (trop techniques).
Ce sont les mélodies, ici, qui aspirent à se montrer rigoureuses.
J'entends déjà dire : « Oui mais Björk il y a quinze ans elle utilisait déjà les machines comme des instruments traditionnels. » Et je réponds que Björk produisait en cela un
discours : Voyez comme je parviens à exprimer le fond de ma personne humaine au milieu d'un geyser synthétique... Entendez comme je triomphe de mon propre son...Rien de tel chez
Metronomy.
Non, là où l'on peut dire que Metronomy « n'est pas nouveau », c'est évidemment sur ce qui semble l'être. Le parcours de Joseph Mount est rigolo (le garçon délivrait sur l'Internet des
remix de groupes célèbres, et de fil en aiguille s'est retrouvé à composer ses propres morceaux, puis chansons), mais pas nouveau : Lee Hazlewood dans les années Cinquante s'est d'abord
posé la question musicale sous l'angle de la restitution sonore, mettant le micro dans des fûts ou inventant pour Duane Eddy la guitare twang ; puis il eut besoin de mélodies
pour nourrir sa recherche, et devint l'auteur superbe que l'on sait.
Si la musique de Metronomy correspond à une pratique non doublée d'un discours, cette pratique n'en a pas moins un sens. Je vais, pour l'expliquer, revenir un instant à Charlie
Mingus.
Pendant dix secondes, pour des raisons superficielles voire erronées (vague évocation d'une fanfare mariachi), l'intro de Nights Out m'a fait songer à Tijuana Moods. Le fait
étrange, c'est que, quand bien même la suite de l'album n'évoquait plus du tout des aventures à la frontière mexicaine en 1957, j'ai continué, dans une sorte d'équivalent auditif de la persistance
rétinienne, de penser sans arrêt à Tijuana Moods.
Et pour la seconde fois, je me suis souvenu de quelque chose : Mingus était contrebassiste et chef d'orchestre. Donc lorsqu'il jouait, il dirigeait. Chaque note qu'il pinçait avait
double fonction, d'exécution personnelle et d'impulsion donnée à l'exécution des autres. Ce dédoublement était un acte politique. Le mouvement venait de lui, mais « lui » se faisait le
réceptacle des autres (et quand ça ne fonctionnait pas il les frappait pour leur bien).
La conclusion de cette comparaison me fait tourner la tête : j'entends à quel point Joseph Mount, artiste du « laptop », créateur en chambre, joue lui aussi collectif. Et
sans avoir à frapper personne puisqu'en réalité il est seul. Les sons qu'il produit, les faux chœurs semi-enfantins qu'il invente comme s'il les convoquait (et d'ailleurs il les convoque, ils ont
la puissance d'irruption de ce qui a été convoqué), les mini-contrepoints, les petits ponts pop, tout ce qu'il exécute ici procède d'un sens suraigu de l'altérité. Comme s'il se disait :
Tiens, que penserait une autre per- sonne que moi, à ce moment du morceau ?, répondait à la question, et le faisait !
Il y a encore plus beau. Pour atténuer la portée de sa découverte (com- ment jouer collectif seul) et ne pas attirer plus que nécessaire l'attention sur lui, il a choisi, une fois son disque
enregistré, de le présenter au monde en compagnie de deux autres gars, un copain et un cousin de Brighton à vague tête de Beach Boy. Il y a donc deux Metronomy, ainsi que l'explique le
site du « groupe » : Joseph Mount écrit et enregistre de la musique sous le nom de Metronomy. Oscar Cash, Gabriel Stebbing et Joseph Mount jouent cette musique en concert, et
continuent de s'appeler Metronomy.Je n'arrête pas de relire ces deux phrases, et me féliciter d'avoir l'âge que j'ai aujourd'hui, plutôt qu'en 1989, en 1977, en 1966, ou même en
1957.