Je suis assez déçu : quand j’écris des billets, tout le monde les commente, mais quand je propose que vous commentiez le discours de JMG Le Clézio, chacun passe la parole à son voisin.
Je vais donc m’y coller.
JMG et moi sommes très bons amis. Dans mon premier roman, le Vertige des auteurs, j’ai voulu conclure le dernier chapitre en citant un copain. C’est Le Clézio que j’ai choisi, avec cette phrase qui m’a toujours semblé d’une terrible vérité : « La finalité de l'acte d'écrire n'est pas de terminer une histoire, mais bien d'en finir avec soi-même » Rien que pour ça, il méritait le Prix Nobel. Il méritait même de prononcer un discours.
Ce discours de JMG Le Clézio est très important : il donne la liste des auteurs qu’il faut avoir lus, des livres qu’il faut savoir citer, ne serait-ce que pour avoir le Prix Nobel de Littérature.
Il faut en avoir lu beaucoup : quatre-vingt quatorze, oui, 94, vous pouvez vérifier. La liste commence par l’Abbé Rochon, Abdelatif Laâbi, Abdourahman Waberi, Abhimanyu Unnuth, Ahmadou Kourouma, et elle se termine par Vénus Koury Ghata , Victor Hugo, Wilfrid Owen, William Faulkner, Wole Soyinka.
On se sent bêtes, hein ! Ha, vous croyez que c’est facile, de mériter un Prix Nobel ? Non, il faut avoir beaucoup lu. Et pas seulement Victor Hugo.
J’ai préféré citer les cinq premiers et les cinq derniers par leurs prénoms, ça m’a permis d’en glisser deux que je connais, tout à la fin. Heureusement qu’Hugo se prénommait Victor et Faulkner Williams : si leurs parents avaient préféré Jules ou James, cela me faisait 0/10.
94 noms. C’est dommage, JMG aurait pu aller jusqu’à la centaine, on aurait pu en tirer un petit vademecum « Les 100 auteurs qu’il faut avoir lus… » Non, 94, ça lui a suffi, il est jeune et modeste, il lui en reste encore quelques-uns à découvrir. D’ailleurs, il n’y en a même pas 94, mais 84 : certains sont cités deux fois : Sartre, Colette, Rabelais. Et le champion est cité 8 fois. Vous avez bien lu, 8 fois. C’est Stig Dagerman. Comment, vous ne connaissez pas ? C’est un écrivain suédois. C’est un coup de chance, le Prix Nobel est remis en Suède
Le jeune JMG Le Clézio aura son bac avec une belle mention, il a cité à l’oral de français un auteur qui plaira à l’examinateur.
C’est ce qui me gêne dans ce discours, ce côté bon élève qui veut cartonner au bac blanc. Ce besoin de citer tous les pays, on se croirait à l’Unesco. Vous avez vu, Monsieur, il y a plein d’auteurs qui ne sont pas du programme ? Ce besoin de panacher savamment les auteurs phares et les inconnus, en suggérant que les uns valent les autres. Toutes les littératures sont bonnes, tous leurs porte-paroles aussi. C’est quand même dommage qu’il n’ait pas cité de Japonais ou de Belge. Ou moi. Oui, ça m’aurait fait plaisir de figurer dans sa liste, il me devait bien ça, puisque moi je l’avais cité.
Le plus triste, c’est que je ne peux pas contredire JMG, je ne les ai pas tous lus, ces auteurs, loin de là. Si je compte ceux dont je n’ai lu, vraiment lu, ne serait-ce qu’une œuvre, je n’arrive qu’au tiers de la liste. Y a-t-il un visiteur qui ait atteint la moitié ? Si oui, qu’il se signale, nous lui ferons tous passer un examen de contrôle.
En attendant, je n’ai donc qu’un tiers de culture, j’ai honte : peut-être qu’ils sont vraiment très bons, les 56 autres. Sûrement même, JMG, ce ne doit pas être le genre à chercher à bluffer pour nous en mettre plein la vue.
Heureusement qu’il y a des Français dans la liste, ça nous permet de remonter la moyenne. Mais même là, il va nous en manquer. Qui a chez lui un livre de l’Abbé Rochon, ou de Madame de Duras ? C’est plus amusant quand on regarde la liste des auteurs actuels, ceux de la dernière génération, qui ont écrit dans les trente dernières années : il ne reste plus que Sartre et Perec. Et lui, Le Clézio, bien sûr. Mais Pérec fait tache, il n’a même pas eu le Prix Nobel. C’est d’ailleurs dommage.
Il y a tant de monde dans cette liste que les absences en deviennent gênantes. Aucun vrai nouvelliste, d’ailleurs, avez-vous remarqué ? Sartre a bien écrit quelques nouvelles, mais si ça compte, on peut aussi le classer comme parolier : dans les deux cas ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux. Borges n’est pas dans la liste, bien sûr. Il ne faut jamais parler de Borges chez les Nobel, c’est très mal vu. Au début, ils ne voulaient pas le nobéliser parce qu’il était politiquement mal engagé : anti-péroniste convaincu, à l’époque où ça ne se faisait pas encore. Puis ensuite, les Nobel ont continué à le snober pour ne pas se déjuger. Le vieux Borges en riait, de son doux rire d’aveugle, mais on en avait mal pour lui. Dommage, encore plus dommage que pour Pérec, ça aurait eu de la gueule, un discours de Borges recevant le Prix Nobel. Il serait arrivé sans texte, le regard flottant dans le vide, et aurait commencé une longue promenade erratique dans la littérature. Il n’aurait pas mouliné de noms d’auteurs, il les aurait enchaînés avec quelques commentaires paradoxaux, passant de Whitman à Goethe puis de Dante à Montesquieu, il aurait récité quelques vers de Baudelaire, aurait trouvé un parallèle avec Cervantès. Chaque phrase aurait eu un sens, et le discours n'aurait rien prouvé.
On a dû se contenter de… l’index de la Littérature mondiale pour les Nuls. On a aussi cité des livres, 49 au total. Un demi-livre par auteur, les auteurs sont apparemment plus importants que leurs œuvres. Mais attention, comme le public est chic, on cite les œuvres dans leur langue originale, ça en impose plus, ça suggère qu’on les a lus dans le texte. On en laisse la plupart en v.o., que le public se débrouille. Mais franchement, qu’est-ce que ça apporte de plus de parler de Der Prozess, des Gulliver’s Travels, de Cry, the Beloved Country ? Laissez, c’est de la culture.
Si vraiment on ne peut pas faire autrement, on traduit, pour les ploucs. Quand on parle de l’écrivain mauricien hindi Abhimanyu Unnuth, et de son Lal passina, on nous souffle « Sueur de sang », au cas où vous ne parleriez pas hindi.
Mais à nous de faire un effort, à nous de savoir que Pueblo en vilo, de Luis González, c’est devenu les Barrières de la solitude. Ou que Os Sertões, d’Euclides da Cunha, on l’a traduit par Hautes Terres. Quant à Ag ka Darya , on vous le traduit mais en anglais River of fire. Estimez-vous heureux. C’est de votre faute, aussi, à ne pas connaître la romancière urdu Hyder Qurratulain. Lisez, que diable, cultivez-vous ?
Et pourtant, ce n’est pas ce qui me gêne le plus. Ce qui m’insupporte dans ce discours, c’est ce besoin de se faire percevoir en parfait citoyen du monde, ayant vécu partout sur la planète s’étant nourri à des mamelles variées, originales. Accumulant les idées qui plaisent au Journal de 20 heures. Aucune idée qui puisse heurter. Là, ce n’est plus un devoir de bon élève, c’est une épreuve d’entretien pour un recrutement de Master en grande école.
Est-ce le rôle d’un écrivain que de se poser en modèle pour le peuple ? Ou pour le petit peuple des écrivains ? Un écrivain est-il censé « bien penser » ? Je préfère le voir raisonner juste (ou paradoxalement, ce qui est une autre forme de justesse), je préfère le voir exprimer brillamment des pensées qui me dérangent. Je ne cherche pas chez les auteurs des leçons d’humanisme, ni même de morale prête à porter. Je rejette l’idée qu’on haïsse l’œuvre d’un auteur à cause du personnage. Je rejette encore plus l’idée qu’on l’applaudisse pour les mêmes raisons. Cette simple idée me gâche toute envie de lire ou d’écrire.
Je relis ce billet, avec quelque embarras. Il est toujours tentant, et facile, de se grandir en dénigrant plus grand que soi. L’ivrogne aura beau pisser quotidiennement sur le socle de la statue en l’insultant, il ne sera jamais plus grand que la statue. Il nous reste le droit de ne pas être d’accord, surtout avec les auteurs qu’on apprécie.
Car, et c’est ce qui me rend triste, j’ai bien aimé les quelques livres de Le Clézio que j’ai lus, et j’ai même beaucoup apprécié un passage de son discours, celui où il parle d’Elvira la conteuse. Merveilleuse fiction de romancier ! Car j’espère que c’est une fiction : je serais très déçu si c’était une histoire vraie.