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Last update de John Updike : le coeur de lièvre est mort

Par Loïs De Murphy

Extrait de La ferme, John Updike, éd. Seuil (p.30-32)

« Parler. Il semble que pendant toute mon enfance on n’ait rien fait d’autre à la maison. Parler remplaçait tout, le pain et l’amour, l’argent et la misère, Dieu et le Diable, la confession et la songerie. Bien qu’eussent cessé les discours grandiloquents et pompeusement ménagés de mon grand-père, discours qu’il parait d’une dignité supplémentaire avec des toussotements judicieux et de grands gestes de ses mains parcheminées tournées vers le ciel, et bien que le silence eût englouti à jamais les plaisanteries pleurnichardes de mon père, la voix de ma mère, qui montait et faiblissait jusqu’à s’éteindre dans un soupir pour renaître aussitôt et se perdre en propos diffus et incohérents au point de faire penser au grand murmure de la nature tout entière et n’être plus soudain qu’un plaidoyer incisif et narcissique, suffisait presque, grâce à l’effort soutenu de son cœur et de ses poumons, à entretenir en paroles le flot doux et continu dans lequel j’avais baigné et grandi. La parole, chez nous, touchait intimement à tous les instants du passé et du présent, revenant inlassablement en arrière pour mieux se réadapter au présent, comme si elle cherchait un équilibre qui la délivrât enfin complètement. Ma mère pensait encore à ce que j’avais dit, une heure plus tôt, au sujet de son mari, « il n’a jamais cultivé quoi que ce soit », impliquant par là que la ferme lui avait été un fardeau et avait écourté sa vie. Je sentais que c’était la vérité, ma mère redoutait que cela pût l’être. Elle expiait à sa façon et s’efforçait de vaincre son trouble, en expliquant à Peggy avec une minutie exhaustive et précieuse notre situation financière et individuelle au moment de notre déménagement. Selon ce récit, qu’elle modifiait imperceptiblement à chaque nouvelle version que j’en entendais, ma grand-mère (« qui, dit ma mère à Peggy, vous ressemblait beaucoup ; sans avoir les cheveux roux, elle avait votre énergie, votre façon de faire la vaisselle, votre nez droit. Si j’avais hérité du nez de ma mère au lieu de la patate informe de mon père je ne serais pas aujourd’hui une vieille femme toquée et seule ») trouvait la maison d’Olinger trop grande à tenir. Mon grand-père s’installait dans l’inaction. Les factures pour le chauffage et les réparations poussaient prématurément mon père au tombeau. Et moi, l’enfant de ma mère, j’étais en grand danger de devenir « un de ces ignares comme il y en a à Olinger, il faut les avoir vus pour y croire, Peggy, ça parait invraisemblable, mais ces gens-là croient dur comme fer que leur ville est le centre du monde. Ils ne veulent aller nulle part, ils ne veulent rien apprendre et ils ne veulent rien faire, sauf rester sur une chaise à se contempler les uns les autres. Je n'ai pas voulu que mon fils unique devienne un fils d’Olinger. J’ai voulu en faire un homme. Aussi étions-nous venus vivre ici. Quant à mon père... eh bien...

– Mon mari et moi, Peggy, nous n’avons jamais eu beaucoup d’imagination et on se contentait de peu, si bien que lorsque l’un de nous deux réussissait tout de même à savoir ce dont il avait envie, l’autre essayait de l’aider. Je n’ai vraiment eu envie que de deux choses dans ma vie, ou plutôt, trois. La première était d’avoir un cheval, mon père me l’a acheté et je n’ai pas pu le garder quand nous avons déménagé. Pour les deux autres, mon fils et ma ferme, George m’a laissé faire et je les ai eus.

– Mais lui, de quoi avait-il envie? demanda Peggy.

Ma mère rejeta la tête en arrière, comme si elle cherchait à identifier le cri lointain d’un oiseau.

La question était claire dans l’esprit de Peggy et elle s’efforça de nous donner cette clarté en partage.

– Qu’a-t-il eu grâce à vous ? Il vous a donné Joey et la ferme. Et vous, que lui avez-vous donné ?

L’expression de son visage restait polie, mais ses yeux, sur les paupières desquels les années en ville avaient laissé des cernes gris, étaient remplis d’une lassitude menaçante.

Mon coeur battait à se rompre. J’avais l’impression que mes doigts, traversés par des picotements, étaient gonflés à force de serrer le pied froid du verre à vin. Les silences de ma mère, durant lesquels son âme se retirait de ses yeux et de ses lèvres pour plonger dans les profondeurs obscures, où, sans sa grâce, je fusse resté enseveli sans jamais voir le jour, étaient aussi redoutables qu’autrefois.

– Ce que je lui ai donné ? s’exclama-t-elle enfin avec effusion. Mais sa liberté, voyons !

C’était son ancienne vivacité d’esprit qui reprenait vie dans cette riposte, dans cette justification audacieuse de son mariage. L’étonnement de Peggy me déçut. Son menton devint têtu et je sentis que, de même qu’elle eût refusé de se glisser dans un vêtement d’emprunt, son esprit rejetait l’édifice de postulats et de tolérances à l’intérieur duquel le fait d’appeler « liberté » l’agitation angoissée de mon père finissait par trouver admirablement sa place dans limites de la mythologie élaborée par ma mère. Comme un mathématicien se fondant sur un nombre d’axiomes sévèrement défini, celle-ci effectuait des prodiges d’interprétations, d’escamotage, d’associations paradoxales, qu’un témoin objectif, étranger à leurs règles logiques, trouvait d’un arbitraire extrêmement irritant. Depuis la mort de mon mon père et mon divorce, ma mère n’avait plus de spectateur initié  en dehors de moi, moi et les chiens, ses adorateurs.

Peggy protesta sèchement :

– Peut-on donner à quelqu’un la liberté?

Je me rendis compte que ma mère, en présentant comme un don ce qui était en fait un échec, l’avait irritée ; cela touchait en elle le point sensible autour duquel sa mythologie personnelle, qui voulait que les femmes se livrent aux hommes pour gagner en échange une raison de vivre. »

El_desdichado
 

Crédit Photo El Desdichado


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