La musique est douce aux hommes sans terre et sans identité fixes : elle leur offre un pays d’adoption qui, à défaut de les ancrer dans la géographie officielle du monde, les intègre dans un espace imaginaire à leur mesure. Dans son premier album, Going Where The Tea Trees Are, Peter von Poehl, migrateur suédois ayant longtemps partagé sa vie entre Malmö, Berlin et Paris, avait ainsi conjuré le vague inconfort d’une vie désarrimée, flottant entre plusieurs paysages, langues et cultures. Il avait créé de ses mains un univers en soi, voire un univers en soie, tissé à l’aide de fils d’or mélodiques, de textures sonores délicates, de motifs orchestraux brodés avec la plus fine des aiguilles. Un cocon chaleureux, un home sweet home dans lequel cet éternel étranger, songwriter sans véritable famille (ni folk, ni pop, ni rock), avait enfin pu se sentir chez lui. "Tout l’album était quasiment centré autour du même thème, se souvient-il, si bien que ça avait téléguidé tous les choix – les mélodies, les arrangements, l’atmosphère générale. C’était un disque très "privé", que j’avais réalisé à mon rythme, dans mon coin, sans tenir compte de ce qui se passait au dehors. Avec lui, j’ai pu dépasser toutes ces questions sur mon identité : elles ne sont plus aussi aiguës aujourd’hui."
Peter von Poehl, en effet, ne souffre plus du mal des exilés. Sa musique lui a fourni un toit, sous lequel il a pu cultiver une sensibilité enfin épanouie. Mais il n’est pas devenu casanier pour autant : à la faveur de nombreuses tournées à travers le globe, il est souvent sorti de sa tannière ces dernières années. Il a compris qu’il ne fait bon vivre dans son petit intérieur que si l’on se donne la liberté de le quitter à tout instant et de parcourir le monde. May Day porte la jubilation palpable d’un homme qui, tout en retrouvant les contours de son univers, se plaît à ouvrir en grand les fenêtres de son inspiration. Ce disque opère en permanence un voluptueux va-et-vient entre le désir de retour à soi et l’envie de se projeter vers l’extérieur. On le ressent d’entrée de jeu avec Parliament, une chanson soulevée par une section rythmique battant la chamade et des cuivres joués à pleins poumons. Toutes les vertus dont le Suédois est paré sont là : sa griffe racée de mélodiste, ses mixtures instrumentales idéalement dosées, son grain vocal unique, sa manière très personnelle de pétrir ensemble l’écriture et le son. Mais la dynamique dans laquelle elles se révèlent est différente : car il y a tout simplement davantage de souffle et de courants d’air dans la musique de Peter von Poehl, moins calfeutrée que par le passé.
Tout l’album est ainsi traversé de vibrations nouvelles, qui donnent un surcroît d’intensité à des chansons conçues une fois de plus en artisan. Comme Going To Where The Tea Trees Are, la majeure partie de May Day a été confectionnée en plein cœur de la campagne suédoise, dans le merveilleux atelier de Christoffer Lundquist ami et collaborateur depuis de nombreuses années, une nouvelle fois crédité comme co-réalisateur. Les arrangements de May Day regorgent de trouvailles qu’on devine spontanées, surgies fortuitement au fil des sessions. Le groove tendu de Carrier Pigeon, l’irrésistible tourbillon pop de Moonshot Falls, l’épure rugueuse de Dust in Heaven et Near the End of the World ou les savants feuilletages instrumentaux du terrassant Elisabeth participent d’un même plaisir de la découverte et d’un même goût du jeu, qui s’étendent à tous les compartiments d’un songwriting hors catégorie, réfractaire à toute figure de style gratuite. Des arrangements au chant, des rythmes aux textes, tout est mis au profit d’une musicalité qu’aucun gimmick ne vient mettre en défaut.
Même lorsqu’il investit un domaine plus familier, comme dans ces sublimes ballades douces-amères que sont Forgotten Garden, Mexico, May Day ou Silent as Gold, Peter von Poehl apparaît animé d’une force nouvelle, perceptible notamment dans son chant, plus déployé et affirmé qu’auparavant. Une confiance gagnée lors des nombreuses expériences scéniques qui ont émaillé sa vie depuis trois ans. "J’ai donné beaucoup de concerts en solo, notamment en Grande-Bretagne, où il n’est pas toujours facile de se faire entendre… Du coup, j’ai sans doute mis davantage d’intensité dans mes nouvelles chansons. J’avais envie de sentir qu’il y avait quelqu’un à l’autre bout, quelqu’un qui écoutait. Ça n’était pas du tout mon souci à l’époque de mon premier disque."
Cet élan vers l’autre, Peter von Poehl l’a aussi accompli sur le terrain des mots. A ce titre, la chanson May Day ("Premier mai") résume bien ses nouvelles envies. Inspirée par les traces laissées dans son quartier par une manifestation particulièrement violente, elle fait à la fois allusion à cette date ô combien symbolique pour le mouvement ouvrier, tout en renvoyant aux souvenirs et aux sentiments mêlés que le Suédois associe à ce jour très particulier, synonyme de la fin de l’hiver.
Il a par ailleurs confié l’écriture de certains des textes de cet l’album à Marie Modiano, dont la poésie subtilement métaphorique apporte une longueur de vue supplémentaire à son regard ô combien subjectif.
« La première rencontre avec les textes de Marie s’est faite à Berlin lors de l’enregistrement de son premier album en 2005 sur lequel je jouais de la guitare. Un ami batteur américain chargé de réunir les musiciens m’avait parlé de ses textes d’une façon tellement dithyrambique, que j’étais très curieux d’avance, effectivement j’ai tout de suite été sensible à son univers.»
Le produit de leurs échanges est allé au-delà de ses espoirs : tout en enrichissant la trame poétique de May Day, les paroles de la chanteuse ont aussi modifié substantiellement sa tournure musicale. "Je ne savais pas si ça allait fonctionner, parce que je suis un client assez pénible dès qu’on touche aux textes. Mais quand j’ai vu le résultat, tous mes doutes ont disparu. C’était une expérience nouvelle et très excitante pour moi."
C’est ainsi, en ouvrant son champ expressif sans perdre de vue l’horizon de ses sensations et de ses pensées, que Peter von Poehl se ménage une fois encore une place à part dans le paysage actuel. Les chansons de May Day le rappellent opportunément : il est de ces créateurs qui creusent leur sillon sans se soucier de leur positionnement dans le temps et l’espace musicaux, et qui parviennent à des formes aiguës de singularité sans jouer à tout prix la carte de l’anticonformisme.