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Petit traité sur l'art de vivre avec trop de livres

Par Lebibliomane

"Des bibliothèques pleines de fantômes" Jacques Bonnet. Essai. Editions Denoël, 2008.
Il existe de nos jours de nombreuses manières de vivre des expériences extrêmes. On peut franchir le Cap Horn en pédalo, faire l'ascension de l'Everest avec des tongues aux pieds, lire l'intégrale des œuvres de Barbara Cartland ou encore regarder un épisode de « Plus belle la vie » sans se retrouver en état de mort cérébrale.
Une de ces expériences extrêmes – de moins en moins pratiquée, il faut le dire – est celle de vivre entouré de milliers – voire de dizaines de milliers – de livres. Cette aventure humaine, Jacques Bonnet la vit depuis de nombreuses années et c'est cette expérience qu'il raconte dans cet excellent ouvrage.
Ce petit traité sur l'art de vivre avec trop de livres nous fait partager les joies mais aussi les affres ressenties par tout bibliomane ayant consenti pour le meilleur et pour le pire à vivre au milieu d'une multitude de ces parallélépipèdes de papier et de carton qui finissent par encombrer chaque pièce d'habitation, envahissant parfois – ce fut le cas pour Jacques Bonnet – jusqu'à la cuisine et à la salle de bains.
Comment faut-il s'organiser pour coexister avec ces innombrables ouvrages ? Et surtout, comment s'organiser pour les faire coexister les uns avec les autres ? Faut-il les ranger au hasard ou tenter de les classer ? Mais comment les classer ? Par sujets ? Par éditeurs ? Par époques ou par zones géographiques ? Par formats, par couleurs ? Par genres littéraires, par ordre alphabétique ? Le problème est vaste et reste à ce jour irrésolu.
Au delà de cet aspect pratique, Jacques Bonnet s'interroge sur le pourquoi et comment lire ? Quel étrange destin pousse certains êtres humains à s'entourer d'une citadelle de livres ? Simple curiosité ou désir compulsif d'appréhender à travers l'écrit la finalité du monde et l'extraordinaire complexité de la condition humaine ? Ici, l'auteur émet une distinction entre deux catégories regroupées sous le même terme de « bibliomanes » : les collectionneurs et les lecteurs acharnés. Des collectionneurs, il nous en parle brièvement, décrivant ces personnages en quête d'éditions rares, tentant de rassembler, par exemple au cours de leur vie toutes les éditions connues d'un même ouvrage, ou alors s'acharnant à réunir tous ceux portant sur une époque, un fait ou un auteur précis. Jacques Bonnet, quant à lui, appartient à la deuxième catégorie, les lecteurs compulsifs, les entasseurs, ceux qui amassent tout et n'importe quoi, accordant plus de valeur au contenu des livres qu'à leur contenant ou à leur valeur sur le marché de l'occasion. Ces lecteurs s'éparpillent en effet vers de multiples centres d'intérêt suscités par les sujets ou les contextes propres aux ouvrages qu'ils lisent, et qui les dirigent ainsi vers de nouvelles explorations littéraires, à la manière du célèbre jeu du « Chemin de Fer – Fer à Cheval – Cheval de Course – Course à Pied... »
Vient ensuite la question du « Comment lire ? » Assis? Allongé? Chez soi ? À la terrasse d'un café? En train ? En avion ? Dans la solitude ou au milieu de l'agitation d'une foule bourdonnante ? Faut-il annoter ses propres réflexions dans les marges ? Et qu'en est-il de ces notes lorsqu'on les retrouve vingt ans plus tard en rouvrant un ouvrage longtemps laissé de côté ? Aurions-nous souligné le même passage de cet auteur ? Pourquoi avoir réagi alors sur telle ou telle phrase qui nous semble aujourd'hui anodine alors que tel autre passage, qui nous paraît aujourd'hui d'une importance capitale, n'avait, semble-t-il, pas attiré notre attention ? En cela, le lecteur et son livre sont comme le fleuve d'Héraclite, ils ne sont jamais deux fois les mêmes. Bien sûr le livre reste identique à ce qu'il était lorsque nous l'avons lu de nombreuses années auparavant – mêmes phrases, même nombre de pages, mêmes mots – mais notre perception de celui-ci peut avoir tellement changé qu'il peut nous apparaître alors comme totalement différent de l'image qui nous en était restée lorsque nous l'avions lu autrefois. Notre subjectivité fait alors de ce livre autre chose que ce que nous avions gardé en mémoire, une sorte de double qui diffère cependant de l'original par d'infimes détails jusqu'alors non décelés et par des implications ou références qui nous avaient échappées lors d'une première lecture.C'est ce qui fait qu'un bibliomane ne se sépare pas de ses livres, il les garde en vue d'une possible relecture qui lui permettra de découvrir au détour d'un ouvrage des perspectives jusqu'alors insoupçonnées. Jacques Bonnet avoue à ce propos n'avoir jamais lu un livre qui ne lui ait fait découvrir au moins une chose digne d'intérêt (mais il n'a peut-être jamais lu Guillaume Musso ou Marc Lévy).
C'est ainsi qu'au fil des années les livres s'entassent par centaines puis par milliers sur des rayonnages de plus en plus envahissants et c'est ainsi que se crée petit à petit un univers en réduction, un univers à l'image du lecteur qui en est le centre mais aussi la périphérie.
Car la bibliothèque, par une mystérieuse alchimie, finit par acquérir sa propre vie, indépendante et imprévisible. En son sein évoluent des fantômes et la nuit l'on peut entendre murmurer entre eux Anna Karénine et le capitaine Achab, Don Quichotte et Long John Silver, Fabrice del Dongo et le Vicomte de Valmont...

Carl Spitzweg (1808-1885) "Le rat de bibliothèque"


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