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De toute trace de sang leur métal brillant

Publié le 04 février 2009 par Menear
(L'instant où)
Paris, 19 mai 1941
Au flot de choses adverses qui m'accablent, s'ajoute ceci : qu'on me charge de surveiller l'exécution d'un soldat condamné à mort pour désertion. J'avais d'abord songé à me déclarer malade ; mais c'était s'en tirer à trop bon compte, m'a-t-il semblé. Et je me suis dit aussi : peut-être vaut-il mieux que ce soit toi qui sois là que n'importe quel autre. Et il est certain que j'ai pu, de mainte manière, rendre la chose la plus humaine qu'il n'était prévu.
Je dois bien m'avouer aussi que c'est un mouvement de curiosité supérieure qui l'a finalement emporté. J'ai déjà vu bien des êtres mourir, mais aucun à un moment connu d'avance. Comment se présente-t-elle, cette situation qui, de nos jours, menace chacun de nous et jette une ombre sur son existence ? Et comment se comporte-t-on, face à elle ?
(...)
On donne lecture de la sentence. Le condamné écoute avec une extrême attention, et cependant j'ai l'impression que le texte lui échappe. Ses yeux sont grands ouverts, fixes, avides, immenses, comme si tout le corps était suspendu à eux ; la bouche, aux lèvres pleines, remue comme s'il épelait. Son regard vient à tomber sur moi et s'arrête une seconde sur mon visage, dans une interrogation intense et pénétrante. Je trouve que l'émotion lui donne quelque chose d'exubérant, de florissant, pour tout dire, d'enfantin.
(...)
Les soldats du peloton se sont mis sur une seule ligne, et ils se tiennent derrière le pasteur, qui cache encore le condamné. Puis il se retire, après l'avoir une fois encore effleuré de la main, d'un geste qui retombe. Viennent ensuite les commandements, et dans le même moment, je retrouve ma pleine conscience. Je voudrais détourner les yeux, mais je m'oblige à regarder, et je saisis l'instant où, avec la salve, cinq petits trous noirs apparaissent sur le carton, comme s'il tombait des gouttes de rosée. Le fusillé est encore debout contre l'arbre ; ses traits expriment une surprise inouïe. Je vois sa bouche s'ouvrir et se fermer, comme s'il voulait former des voyelles et parler encore, à grand effort. Cette circonstance a quelque chose de confondant, et le temps, de nouveau, s'allonge. Il semble aussi que l'homme devienne maintenant très dangereux. Enfin, ses genoux cèdent. On dénoue les cordes, et c'est alors seulement que la pâleur de la mort se répand sur son visage, tout d'un coup, comme s'il s'y déversait un seau de lait de chaux : « Cet homme est mort. » L'un des deux gardiens détache les menottes, et avec un chiffon nettoie de toute trace de sang leur métal brillant. On couche le cadavre dans le cercueil ; je croirais presque que la petite mouche de tout à l'heure danse au-dessus de lui dans un rayon de soleil.
Ernst Jünger, Premier journal parisien, Livre de poche, trad : Henri Plard, P.27-30.
Jünger est envoyé comme officier allemand à Paris, son Premier journal parisien retrace, de 1941 à 1943, sa vie d'alors. Difficile, dans ces conditions, de passer sous silence le contexte historique de ces mots particuliers. Ici l'exécution d'un homme, ailleurs les première étoiles jaunes que l'on croise entre les rues (« J'ai revu l'étoile dans l'après-midi, beaucoup plus fréquemment. Je considère cela comme une date qui marque profondément, même dans l'histoire personnelle. Un tel spectacle n'est pas non plus sans provoquer une réaction – c'est ainsi que je me suis senti immédiatement gêné de me trouver en uniforme. », P.136). Précieux, et pas seulement pour le témoignage.

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