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Black Bazar, ou les mésaventures d’un “fessologue”

Publié le 05 février 2009 par Savatier

 Alain Mabanckou compte parmi les meilleures plumes de la littérature francophone contemporaine ; il ne faut voir dans son succès médiatique aucune concession à la mode. Cet auteur franco-congolais, qui obtint le prix Renaudot pour Mémoires de porc-épic (2006) s’impose par son réel talent de conteur, soutenu par une écriture créative, vivante, solide, où l’humour, jamais absent et souvent subversif, se met au service de causes qui ne sont ni légères, ni superficielles. Son dernier roman, Black Bazar (Le Seuil, 246 pages, 18€) s’inscrit dans cette démarche.

Certes, l’intrigue est un peu mince, mais il ne faut pas s’arrêter à cet aspect de l’ouvrage car la richesse de la langue, le pittoresque des portraits, la portée des arguments font à eux seuls de ce roman un texte apte à retenir toute l’attention du lecteur. Ceux qui connaissent le monde africain de Paris ne seront pas dépaysés. Ils y retrouveront des ambiances, des tranches de vie, des personnages, des lieux et un verbe qui sonnent juste et leur seront familiers. Ainsi en est-il des sobriquets imagés donnés aux différents protagonistes (Roger le Franco-Ivoirien, Paul du grand Congo, Yves l’Ivoirien tout court, Pierrot le Blanc, Patrick le Scandinave…) Sans oublier « Couleur d’origine », la compagne du héros, née en France et qui doit son surnom, précise-t-il, à sa peau très noire.

Les autres découvriront au fil des pages un univers polymorphe et burlesque où se côtoient, rient, souffrent et, tout simplement, vivent les marchandes de poissons séchés, les ouvriers, les étudiants, un épicier (« L’Arabe du coin », dont le portrait est une vraie réussite), les filles de ministres et les « sapeurs », ces dandies adeptes de la « sape » (société des ambianceurs et des personnes élégantes). Ce mouvement, dont l’origine remonterait aux années 1950 en Afrique centrale (Kinshasa et Brazzaville s’en disputent encore âprement la paternité), réunit des hommes qui, à l’image du héros de Black Bazar, possèdent une garde-robe répondant à un code précis de griffes célèbres (Ungaro, Cerutti, Weston), de coupes spécifiques, de matières qui « se froissent avec noblesse » (lin, soie, laine vierge super 200), d’accessoires nombreux (cravates, chapeaux, boutons de manchette, montres) et d’harmonies de couleurs traduisant un luxe ostentatoire. Nous sommes loin, ici, des canons d’une élégance masculine au sens occidental qui recherche le plus souvent la sobriété. Comparé au sapeur, le « bling-bling » affiche une rigueur janséniste. Dans ce royaume de la frime, on reste à l’affut des dernières tendances, on traque la faute de goût, on s’observe : aux pages 43 et 44, l’auteur donne une lecture de la personnalité des sapeurs à travers leurs multiples façons de nouer une cravate assez hilarante. Comme est hilarante la manière qu’a son héros d’analyser en expert le profil psychologique des femmes à la morphologie de leur « face B » – une variante pour le moins inattendue de physiognomonie de Lavater – qui lui vaut le surnom de « fessologue ».

Le narrateur décrit sa vie, partagée entre un bar afro-cubain du quartier des Halles – Le

Jip’s – et les alentours de Château-Rouge et de Château d’Eau où il habite un modeste studio. Ses rencontres, ses mésaventures (sa compagne le quitte avec sa fille pour un « cousin » joueur de tam-tam, l’Hybride) sont autant de prétextes pour aborder une foule de sujets, drôles ou graves. Les adeptes d’une Afrique idéalisée, continent de la solidarité, en seront pour leurs frais. De même, le roman fera peut-être grincer les dents des partisans de la repentance bien-pensante ou d’un anti-occidentalisme masochiste. Loin de tout manichéisme, le roman d’Alain Mabanckou est écrit tout en finesse, sous un style souvent truculent. La colonisation est naturellement évoquée, de même que la traite négrière (et l’éternel problème qu’elle soulève entre Antillais, Africains, Européens et Arabes), mais c’est avec une approche où le second degré le dispute à la dérision. La corruption des dirigeants africains et leur mégalomanie sont aussi dénoncées, avec humour et sans illusion : « C’est aussi avec le tam-tam que les Africains ont accueilli les soleils des indépendances alors qu’ils ne savaient pas qu’ils allaient de Charybde en Scylla. » Et l’on pense, notamment, à tous ces petits Néron exotiques, Amin Dada, Samuel Doe, Mengistu, Sekou Touré, ainsi qu’au Rwanda et au Darfour.

Quant au racisme, c’est avec subtilité que l’auteur l’aborde. On comprend vite que, sous sa plume, il ne s’agit pas d’un sentiment de l’Occident dirigé contre le reste du monde – un cliché cependant très répandu de nos jours. Pour Alain Mabanckou, comme pour Romain Gary avant lui, le racisme – celui du quotidien, non celui des « pseudo-idéologues » – est présent partout, il sévit sous toutes les latitudes, se nourrissant de la méconnaissance de l’autre, de la peur que cet inconnu suggère, des stéréotypes qui naissent d’un besoin imbécile de juger, non de comprendre les différences. Le voisin du Fessologue, Monsieur Hippocrate, fait preuve à son égard d’un racisme exacerbé qu’il exprime sans ambages, à grands renforts de « clichés en noir et blanc ». M. Hippocrate est un français « de souche », il le revendique ; pour lui, tous les immigrés (et les Africains en particulier) ne font que creuser le trou de la Sécurité sociale. Le lecteur s’attend à voir une caricature, un M. Ronchon typique, arborant une moustache et coiffé d’un béret. Pourtant, M. Hippocrate est Antillais. Et une phrase tombe, d’un humour grinçant : « Y en a beaucoup, des Noirs comme lui qui ne savent pas qu’ils sont noirs. C’est leur droit. » Et, plus loin : « N’oublie pas que c’est ton frère de couleur, même s’il ne le sait pas… » Ailleurs, il est aussi question des préjugés sur la noirceur de la peau, qui entretiennent le marché très rentable des produits éclaircissants : « nous ne renoncerons pas à nous blanchir la peau tant que nous serons persuadés que notre malédiction n’est qu’une histoire de couleur… » Ailleurs encore, l’auteur joue du second degré en décrivant une « disquette » (ainsi nommait-on il y a quelques années les filles qui hantent les discothèques) croisée au Cœur samba : « la fille était arrivée du Congo un mois plus tôt, on ne pouvait pas se tromper vu comment elle dansait sur la piste on aurait dit un être qui, au lieu de descendre du singe comme tout le monde, y retournait irrémédiablement. »

L’auteur occupe une chaire de littérature francophone aux Etats-Unis et cette fonction transparaît dans son écriture à travers de nombreuses allusions littéraires, comme autant de clins d’œil au lecteur. Le narrateur s’ouvre-t-il de son désir d’écrire à un ami, celui-ci lui répond : « Bon, d’accord, mais est-ce qu’il y a au moins dans tes histoires à toi une mer et un vieil homme qui va à la pêche avec un petit garçon ? » Aux pages 106 et 107, il est question, sans nommer l’historien ni son œuvre, de Cheikh Anta Diop et de son célèbre essai, Nations nègres et cultures.

Ce roman, se lit très facilement grâce au sens aigu des expressions, de la langue populaire et des images qui constitue le style de l’auteur et son talent. Mais, au-delà du plaisir des mots, on ne peut rester insensible à la profondeur de l’écrivain, à son regard sur la condition, non seulement des Africains vivant en Europe, mais, plus largement, de la condition humaine.


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