L’ancien Premier ministre, retiré de la vie politique, a formalisé dans cet article donné à une revue de réflexion de centre-gauche une conférence faite à Louvain en novembre 2008. Il a le grand mérite de la clarté sur ces questions complexes que les media englobent sous le vocable bateau de « la crise ». Il a le grand mérite aussi de recadrer l’économie dans son ensemble culturel et mondial, de parler d’économie « politique ». Les économistes se voudraient des scientifiques et, ce faisant, aiment à quantifier et à parer de modèles mathématiques leur discipline. C’est oublier que l’économie n’est pas une science exacte comme la physique, mais beaucoup plus une science humaine comme la sociologie ou l’histoire. Le comportement humain n’est quantifiable que jusqu’à un certain point. Il est surtout prodigieusement malléable, par l’éducation, par les émotions, par le vivre ensemble. Recadrer les phénomènes économiques dans leur ensemble politique est nécessaire et Lionel Jospin le fait ici très bien.
Son discours s’articule en trois parties : l’enchaînement de la crise, ses trois dimensions, et les trois actions qu’il faut mener pour en sortir. Il conclut sur divers scénarios d’évolution et un appel pour « la social-démocratie ». Peu importe qu’on soit sur cette même ligne politique ou non, l’important est que les éléments du débat soient clairs. Le socialisme démocratique est une voie parmi d’autres en lice, mais on aimerait que ses partisans aient la rigueur et l’humilité analytique de Lionel Jospin pour défendre leur foi. Trop souvent en effet, le parti-pris idéologique l’emporte sur l’analyse et sur le concret des mesures. A cet égard, les propositions faites par le Président de la République jeudi soir pour répondre en partie à la crise ont le mérite d’être sur la table pour être débattues. On aimerait que les socialistes aient l’ampleur de vue de Lionel Jospin et la balance équitable d’Olivier Duhamel, ce vendredi dans ‘Les Matins de France-Culture’. Que la foi (légitime) sorte de la mauvaise foi (stérile). Peut-on, en effet, s’exclamer que le Président n’a rien décidé, souverainement et tout de suite, et l’accuser en outre de décider de tout en bonapartiste ? Au-delà de la pose théâtrale, il s’agit d’agir ensemble – c’est cela la démocratie.
Pour Lionel Jospin, l’histoire a jugé : « Le communisme est mort comme espérance avec le goulag et il a disparu comme mode de production avec la dislocation de l’URSS. Personne ne souhaite l’instauration de la planification centralisée, de l’économie étatisée et de l’allocation administrative des biens et des services. Cette forme d’organisation économique a failli. On n’y reviendra pas. » En revanche, preuve en a été donnée : « Le marché est la technique d’échange et d’allocation des ressources la plus souple et la plus efficace. Mais une technique ne fait pas un mode de production. On peut très bien concevoir une économie de marché qui ne soit pas sous la domination du capital. » Voilà qui est clair, Lionel Jospin en appelle à une économie régulée, fondée sur les valeurs de chaque société, avec l’État en représentant des citoyens.
D’où vient la crise actuelle ? Du divorce entre l’économie réelle et la sphère financière. Lionel Jospin cite les chiffres établis par François Morin de la Banque de France : économie réelle 44 milliers de milliards de dollars / sphère financière 2024 milliers de milliards de dollars. Le château de cartes de la finance rend impuissant la production et le travail à maîtriser à eux seuls l’économie.
L’enchaînement s’est mis en place par la libération des taux de change (en 1971 Nixon supprime la convertibilité du dollar en or) et par la dérégulation financière qui a enlevé aux politiciens de chaque État la tutelle des taux d’intérêt pour la confier à des Banques centrales indépendantes (dans les années 1980). Lionel Jospin ne juge pas ces événements (en soit utiles), il en tire seulement les conséquences : la fluctuation des monnaies et la fluctuation des taux ont fait naître des contrats de couverture à terme, germes des produits dérivés de plus en plus sophistiqués dont l’effet de levier produit aujourd’hui un violent retour de manivelle. L’idée initiale de couverture était neuve et saine ; sa dérive a été la spéculation – laissée à ses démons. Ni les hedge funds, ni les crédits risqués subprimes, ni les prêts à court terme aux pays du tiers-monde n’ont été encadrés ou contrôlés. D’où les crises financières à répétition des 15 dernières années (Mexique, Japon, Asie, Russie, Brésil, Argentine). Ces crises étaient restées périphériques ; la crise actuelle surgit au cœur du système : aux États-Unis.
Elle a trois dimensions :
1. financière - La sphère hypertrophiée et opaque des montages financiers est devenue incontrôlable.
2. économique – « Le capitalisme financier l’a emporté sur le capitalisme productif (…) La sphère financière est devenue prédatrice et opère une ponction exorbitante sur l’activité productive ».
3. sociale – « Elle concerne la répartition des revenus. La financiarisation de l’économie a provoqué une déformation de la distribution des revenus entre les différents groupes sociaux », mettant à mal le compromis social-démocrate établi après la crise de 1929 et la guerre 1939-45.
Que faire ? « A court terme, renflouer, à moyen terme, réguler ; à long terme, réformer. »
• Sur le court terme, l’intervention massive des États est nécessaire pour éviter une banqueroute généralisée. « Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas d’autres recours que ces pouvoirs légitimes, dotés de souveraineté, représentatifs des peuples et, à ce titre, capables de lever des ressources. »
• Sur le moyen terme, la régulation sera mondiale ou ne sera pas. Au G20 de négocier les compromis utiles ; à l’UE des 27 de s’entendre préalablement sur un socle commun. Il portera sur les agences de notation, les fonds spéculatifs et les places offshore. Il examinera les normes comptables obligatoires des banques pour qu’elles n’accentuent plus les excès (modèles quantitatifs d’évaluation, titrisation). Il devra responsabiliser les acteurs et augmenter les contrôles, redonner un rôle au FMI. Le G20 avec le nouveau Président américain aura lieu en avril.
• Sur le long terme, il sera nécessaire de réformer le système économique qui favorise cet écart croissant entre réel et financier. Ce serait le rôle des Nations Unies. Une négociation monétaire mondiale devrait tenter d’instaurer des rapports plus stables. Le rôle hégémonique du dollar devrait être revu : « A l’extérieur, les différents pays doivent supporter l’appréciation ou la dépréciation du dollar (avec des implications commerciales) en fonction d’une politique pour l’essentiel définie à Washington. A l’intérieur, assurées de voir financer leurs déficits budgétaire et commercial grâce aux capitaux replacés aux États-Unis par les pays pétroliers et la Chine, les autorités américaines ont favorisé un endettement croissant des ménages américains. »
Des trois scénarios de conclusion, le premier (en U) serait une reprise en 2010 – il est celui privilégié pour l’instant par les places financières.
Le second (en L) est celui d’une récession longue, à la japonaise, sur plusieurs années.
Le troisième (en \) serait celui d’une véritable dépression avec chute cumulative de la production, du travail, des revenus et de la psychologie. Aux trois dimensions citées plus haut par Lionel Jospin (financière, économique, sociale) il faudrait alors en ajouter deux autres : politique et internationale. Comme quoi tout montre que l’économie ne peut décidément pas être abstraite des sociétés ni des relations géopolitiques. On sait ce qu’il est advenu de la crise de 1929 dans les pays fragiles (Italie, Japon, Allemagne) : en politique populisme et montée des extrêmes, donc protectionnisme et exaltation nationale qui ont abouti aux guerres pour les ressources, « l’espace vital » et la puissance. Lionel Jospin n’en parle pas – souhaitons que nous n’en arrivions pas là.
Lionel Jospin, La crise financière : retour au réel, in revue Le Débat n°153, janvier-février 2009, pp.30-40
Lionel Jospin invité récent des Matins de France-Culture
Commentaire d’Olivier Duhamel (professeur de droit public) sur le show présidentiel du jeudi 5 février 2009 dans Les Matins de France-Culture
Sur les relations de l’économie avec la psychologie et avec la géopolitique, voir « Les Outils de la stratégie boursière », Eyrolles 2007, chapitre 2 et chapitre 7.