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Un squelette est-il désirable ?

Par Georgesf

J’ai reçu plusieurs commentaires, et même quelques mails privés, à propos de mon dernier billet sur le bon vieux problème du plan d’un roman.
Rappel du constat : me lançant dans un roman à l’intrigue très complexe, j’en ai écrit le plan, sous forme d’une très longue note ( plus de 40.000 signes), assez proche d’un synopsis. Avec des vraies phrases, comme si je racontais vraiment toute l’histoire à un ami. avec ses détails parfois anecdotiques, ses effets de conteur, presque avec ses intonations. J’ai récrit et récrit encore cette note, maintenant, tout y est. Mais une étrange sensation me vient parfois : elle est très bien, cette histoire. Á quoi bon écrire ce roman ?
Un squelette est-il désirable ?Certains, eux-mêmes très bons auteurs, m’ont assuré de leur compassion : c’est un bon vieux problème qu’ils ont déjà rencontré. D’autres ont avoué avoir bloqué à ce stade et archivé pour toujours le roman en germe, déjà trop achevé pour commencer à naître. D’autres m’ont gentiment conseillé d’écrire autre chose, de me lancer dans un grand roman sans plan.
Beaucoup de romanciers, et non des moindres, écrivent sans plan. Simenon n’avait aucune idée de la fin avant d’avoir écrit la centième page. Beaucoup d’auteurs français qui font l’actualité pondent leur roman comme ils écriraient leur journal intime, en se complaisant dans le présent de la page, sans se demander de quoi demain sera fait. Il arrive que, chez certains auteurs sud-américains, je pense notamment à Cortázar et Garcia-Marquez, on sente, pendant une cinquantaine de pages qu’ils sont en train de chercher la suite, comme une guêpe se cogne aux vitres en cherchant la sortie – et ce sont pourtant de brillants auteurs.
Quand l’intrigue est complexe, je préfère construire un plan. Je n’ai pourtant jamais été très scolaire, c’est simplement par paresse : dans un roman écrit sans plan, les modifications de l’histoire vaguement imaginée créent des problèmes d’écriture qui relèvent du cauchemar : il faut aller rechercher, dans les chapitres précédents, tous les points de bascule, les modifier pour bien les emboîter. Ces modifications entraînent à leur tour de nouvelles recherches… c’est très ennuyeux. Ennuyeux, il n’y a pas d’autre mot. Et, à l’arrivée, ça se voit : les pages ravaudées ne sont pas écrites dans le même élan, elles n’ont pas le même tonus d’écriture.
J’écris donc désormais un plan. Un plan, c’est le squelette, on ne le dira jamais assez.
Mais on ne tombe pas amoureux d’un squelette. Le désir naît de la chair, de la peau.

Pour être plus clair : je tiens beaucoup à l’histoire, j'y travaille longuement, j’aime raconter. Mais l’histoire ne sert qu’à maintenir le lecteur en haleine (enfin, disons… quand tout se passe bien). En termes d’écriture, je vais oser dire en termes littéraires, l’histoire n’a aucune importance, elle n’apporte aucun plaisir à l’auteur.
Le bonheur d’inventer une histoire est un bonheur de scénariste (métier honorable et mieux payé). Le bonheur de l’auteur est d’une autre nature, il vient de la chair et de la peau du roman, pas de son squelette.
Le vrai plaisir, ce sont les incidentes, les notules. Le plaisir ce sont les brèves digressions. Il m’arrive de modifier légèrement l’intrigue, de glisser des silhouettes, qui faciliteront ces petits égarements. C’est ce qui m’amuse dans l’écriture.
Le plaisir, c’est aussi le travail du style (plaisir plus ingrat, je le confesse). Il arrive que le récit impose des passages techniques dont l’écriture est inintéressante ou sans grâce. Ces passages-là sont ma terreur, je ne vois plus qu’eux, ils me font l’impression de taches de transpiration sur une chemise claire. Il m’arrive alors de changer l’intrigue pour me débarrasser de ces passages, ou pour pouvoir les raconter autrement. Ce fut le cas dans « Le film va faire un malheur » : au début, la poursuite dans les escaliers de la rue du Mont-Cenis était narrée en récit focalisé, du point de vue d’Alexis, qui tentait d’intervenir. C’était besogneux, on se serait cru dans un thriller américain. J’ai laissé au commissaire le soin de la raconter, et tant pis pour Alexis : le tout était plus élégant, plus distancié.
Voilà pourquoi je ne vais certainement pas archiver ces 40.000 signes. C’est 20% du roman, ce sont ceux dont on parlera, ceux qu’on retiendra... mais ce sont les moins importants.
Donnez à dix romanciers de talent un squelette en 20 pages, qui détaille l’histoire d’une petite cruche qui se désole au fond de sa province et qui, pour se distraire, trompe son balourd de mari. Neuf se fatigueront à animer ce squelette, ils en feront un roman ennuyeux, le dixième en fera Madame Bovary.

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