Magazine Culture

La grande Beune

Par Loïs De Murphy

Extrait de La grande Beune de Pierre Michon, éd. Folio, p. 38-40

« Mes oreilles bourdonnaient, je n’étais plus à moi. Il y a une longue ligne droite après la sortie du bourg, plus loin que les noyers, avant les bois, tout entourée de grands champs ; mon regard durement fouillait ces champs, se portait aux confins, remontait aux lisières, tous lieux où mille fois naissait Yvonne dans ses bas, blanche, les reins nus dans le froid, mordue, jetée hors du bois dans les sévices de l’hiver et de mon esprit. Ce gros gibier mille fois disparaissait. Je vis soudain s’agiter très loin quelques petits points qui sortaient du couvert et s’engageaient sur le versant d’un pré ; se rapprochant, ils me laissèrent deviner la tache rouge d’un bonnet qui dansait doucement aux hasards du terrain ; et autour de celui-ci d’autres bonnets, des capuchons, d’autres jambes qui venaient hardiment, quatre ou cinq bonshommes résolus mais étriqués, comme de vieux petits nains. Ces nains portaient quelque chose ; ils poursuivaient leur chemin le long du pré vers la route, sans s’écarter de la lèvre brune de l’orée aux arbres cuits. Il arrivait à Yvonne aussi de prendre haut chaussée à travers prés, dans ses périples énigmatiques ; et les nains sans doute annoncent la reine, ils tournent autour d’elle : sans réfléchir davantage j’enjambai la haie et marchai à leur rencontre.

C’étaient des enfants de l’école, de ceux qui habitaient la commune des Martres, ainsi que je le reconnus alors qu’ils étaient encore loin. Ce que deux d’entre eux portaient sur un bâton pesant à leur épaule me surprit fort, et d’abord j’en doutai ; mais non, c’était bien un renard, suspendu par les pattes à la mode ancienne ou sauvage, et on ne savait pourquoi par ce moyen transporté à travers le froid. La bête était évidemment morte, la grosse touffe abandonnée de sa queue balayait les pieds des enfants, pesamment rousse sous le ciel vert. Je pressai encore le pas. Ce trophée d’un autre âge que des chasseurs nabots apportaient vers moi, l’offrande qu’ils m’allaient en faire, cette fine bête carnassière livrée à des mouflets de l’arrière-campagne, le bonnet rouge vif, les capuchons vieillots, l’affairement borné des porteurs et les danses sottes des autres qui gambadaient autour, tout cela décupla ma scélératesse, la fêla, l’affûta du malaise sans quoi elle est défectueuse. J’étais dans un fabliau obscène.

Une cognée invisible à tour de bras ébranlait un arbre. Les bois s’emplirent du cri lamentable des loups se gorgeant d’une belle victime qui vous est chère ; ce bâton en travers d’épaules me parut propre à d’autres proies : j’y crus voir garrotté sous des nylons froids que la poursuite troussait, au lieu du poil roux celui, tout noir et cru, moussant aux cuisses épaisses de cette garce. Je courais tout à fait, j’en avais le prétexte ; des joncs se brisaient sous mes pieds ; l’air à mes oreilles m’étourdissait ; sortie du bois par une sente infime, toute droite et peut-être effrayante comme Ysengrin le connétable, âpre comme sa louve, elle était là à deux pas de moi debout, telle qu’en courant j’aurais pu la heurter. Elle me parut géante. Je m’arrêtai court. »


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Loïs De Murphy 5 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog

Magazines