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'Round Midnight

Publié le 06 février 2009 par Shalmanemrod
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Photographie © Simon Chauvin

L’heure, comme toujours sur cette page, pourrait presque se traduire en musique, et prendre forme aujourd’hui dans le sillage dissonnant des premiers accords de ce ‘Round Midnight de Thelonious Monk interprété par Keith Jarrett*, que j’associe spontanément aux douze coups scandés à la harpe au début de la Danse macabre de Camille Saint-Saëns ; mais en fait de développement, c’est une mélodie suspendue, bien loin des soubresauts et des explosions jubilatoires de la Danse, que laissent présager les premières variations du pianiste autour de l’accord de ré dièse mineur. La musique de Saint-Saëns entre franchement dans la truculence de l’heure où les morts s’éveillent, avant de s’en éloigner à pas feutrés, au fragile mais néanmoins victorieux chant du coq ; celle de Keith Jarrett, en revanche, ne fait jamais que l’effleurer. À la franche métaphore infernale s’est substitué un minuit blafard dont les douze, quatorze ou quinze coups font jouer leurs reflets dissonants, comme pour mieux présider au déploiement du thème par lents élans successifs, cadences mineures ou majeures, ou plutôt longues nappes de brume lancées à travers un temps étrangement épaissi et presque figé qui pourrait être celui d’une marche solitaire, rythmée par l’apparition en lente syncope du halo imprécis des réverbères et des souvenirs, boulevard du Montparnasse – ou, tout aussi bien, celui de Thomas Pynchon, au tout début de Gravity’s Rainbow.
They have begun to move. They pass in line, out of the main station, out of downtown, and begin pushing into older and more desolate parts of the city. Is this the way out ? Faces turn to the windows, but no one dares ask, not out loud. Rain comes down. No, this is not a disentanglement from, but a progressive knotting into – they go in under archways, secret entrances of rotted concrete that only looked like loops of an underpass… certain trestles of blackened wood have moved slowly by overhead, and the smells begun of coal from days far to the past, smells of naphtha winters, of Sundays when no traffic came through, of the coral-like and mysteriously vital growth, around the blind curves and out the lonely spurs, a sour smell of rolling-stock absence, of maturing rust, developing through those emptying days brilliant and deep, especially at dawn, with blue shadows to seal its passage, to try to bring events to Absolute Zero…**
Même intensité vibrante des sonorités, même élan subtilement boiteux de la phrase, même lexique profus : l’écriture de Thomas Pynchon semble puiser son lyrisme à la même source dionysiaque que celle de Thelonious Monk, mais avec la souplesse du toucher de Keith Jarrett, qui estompe les entorses à la syntaxe classique, noie les contours des hiatus dans l’ampleur d’un mouvement à l’agonie toujours prolongée, d’autant plus harmonieux qu’il est frappé d’inachèvement. Et dans ce réel tangent dont le pianiste et l’écrivain fixent tous deux l’existence, où chaque événement semble tendre vers le même néant, se répand à n’en plus finir la musique des limbes.

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* Keith Jarrett, Gary Peacock, Jack deJohnette, Whisper Not (Live in Paris, 1999).
** Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, Vintage, p.3.


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