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Hélène Cixous: Voiles...

Publié le 18 février 2009 par Bonamangangu
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La myopie était sa faute, sa laisse, son voile natal imperceptible. Chose étrange, elle voyait qu'elle ne voyait pas, mais elle ne voyait pas bien. Chaque jour il y avait refus, mais qui pouvait dire d'où partait le refus : qui se refusait, était-ce le monde ou elle ? Elle était de cette race obscure subreptice qui va désemparée devant le grand tableau du monde, toute la journée en posture d'aveu : je ne vois pas le nom de la rue, je ne vois pas le visage, je ne vois pas la porte, je ne vois pas venir et c'est moi qui ne vois pas ce que je devrais voir. Elle avait des yeux et elle était aveugle.

Elle devait passer tous les jours au large du château. L'aide venait de la statue de Jeanne d'Arc. La grande femme en or brandissait sa lance flamboyante et lui montrait la direction du château. En suivant l'indication d'or elle finissait par y arriver. Jusqu'au jour où. Un matin sur la place il n'y avait rien. La statue n'était pas là. Il n'y avait pas trace de château. À la place du saint cheval une pénombre mondiale. Tout était perdu. Chaque pas augmenterait l'égarement. Elle resta pétrifiée, privée de l'aide de sa statue. Elle se vit arrêtée au sein de l'invisible. De toutes parts elle voyait ce rien pâle sans limites, c'était comme si par un faux pas elle était entrée vivante chez la mort. L'ici néant durait, et personne. Elle saisie, tombée debout dans l'étendue insondable d'un voile, et voilà tout ce qui restait de la ville et du temps. La catastrophe s'était produite en silence.

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Et maintenant qui était-elle ? Seule. Un petit clou de travers dans l'intervalle.

Plus tard dans l'intervalle quelqu'un abruptement surgi du rien lui affirma que les choses n'avaient pas fui du tout. Elles étaient à leur place assurément. Ainsi c'était elle qui ne voyait pas la statue ni le château ni les rebords du monde ni l'autobus ? Une voilette de brume avait eu raison des existences à ses pauvres yeux crédules. La grande statue d'or n'avait pas résisté. Ce fut sa première apocalypse. La ville perdit de sa solidité.

Hélène Cixous. Jacques Derrida. Voiles. Editions Galilée. 1998. 100 pages. Dessins d'Ernest Pignon-Ernest.

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Image: Constellation des voiles.

Dessin: Ange gauche: Ernest Pignon Ernest


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