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"Quatre temps", de Christian Prigent (lecture de Tristan Hordé)

Par Florence Trocmé

Peu de monde s’intéresse à la littérature. Très peu à ce que des écrivains de mon acabit entendent par là. (Quatre temps, p. 239)

Prigent argol
Quatre temps : quatre ensembles de réflexions sur la littérature, sa production, sa réception et sa place dans la société : D’où ça vient, Comment c’est apparu, Comment c’est fait, De quoi ça parle. Les réponses, écrites, éloignées de la simple transcription d’entretiens, sont suivies de quelques pages bio-bibliographiques ; elles sont accompagnées, comme le veut la collection, d’une importante iconographie et d’un choix abondant d’extraits des livres, enrichi de très nombreux poèmes et essais inédits. La clarté des propos, la qualité des analyses toujours loin du consensus mou des chroniques littéraires, font de cette rencontre vivement conduite par Bénédicte Gorrillot une lecture revigorante.
Qu’il serait salubre que tout futur professeur, voué à enseigner "le français" lise et relise ces Quatre temps !  Il se construirait non pas une méthode de lecture, mais tout un ensemble d’outils pour comprendre ce qu’est le travail de la langue, une forme, les relations entre réel et poésie ou prose, la lisibilité, l’édition, la lecture orale d’un texte, etc., toutes questions mal posées – quand elles le sont. Commençons une petite anthologie, avec des extraits de Comment c’est fait :

"L’ « effort au style » tel que je l’entends cherche [...] à construire des formes adéquates à la complexité des sensations que le monde provoque en moi. (p. 125)
[...] toute écriture récrit et [...] l’invention ne tombe ni d’un ciel inspirateur ni d’un vouloir-dire souverain, mais réside dans sa puissance de réinvestissement d’un matériau recyclé. Ce que les Anciens appelaient imitation en somme. Ce que de plus modernes ont repéré sous le terme d’intertextualité. (p. 129)
Le sujet d’un livre n’est pas la vie nue, la pure substance de l’expérience, un monde indemne de langage. Le sujet d’un livre est la vie en tant que toujours-déjà, et de part en part, symbolisée. C’est-à-dire parlée par des récits, composée par des images, pensée par des savoirs. Décrire des peintures (les traduire en langue) puis écrire à partir de ce descriptif est une des multiples façons de prendre cette vérité au pied de la lettre. Et de rappeler qu’une aventure d’écriture n’a lieu que pour autant qu’appelée par l’intuition qu’il y a en-deçà ou au-delà du réseau symbolisé (l’univers du nommé) une altérité non logique." (p. 153)

Et dans un des textes inédits :

"L’objectif, peut-être, est de montrer l’autre langue dans la langue, la langue monstre qui nous habite et qui, à chaque fois, frappe de stupeur (fait jouer, déjoue et refait – comme on dit en argot) la langue dans laquelle tant bien que mal nous communiquons et où le réel s’évanouit parce qu’elle fixe en formes stabilisées et anonymes le chaos de l’expérience que nous faisons du monde."(p. 133)

Toute extraction de ces Quatre temps risque d’ôter sa force à une argumentation précise, il faut y voir seulement quelques-uns des éléments qui charpentent l’ensemble. On s’attachera à la première partie qui, sous des apparences biographiques – de l’enfance aux études universitaires – analyse une formation de lecteur avec la pratique boulimique de deux bibliothèques, celles de la mère et du père, non pas opposées mais complémentaires : des romans d’aventures et des bandes dessinées anciennes (qui n’a pas connu le charme de Bicot et de sa sœur Suzy s’étonnera) pour l’une, Grecs et latins, ouvrages du marxisme, littérature conseillée (ou non) par le Parti communiste (auquel son père appartenait) pour l’autre. Cette formation a été complétée tout au long de la scolarité par le pastiche des classiques scolaires, et la transformation d’un matériau existant est restée un des aspects du travail de Christian Prigent. Il explique plus loin dans l’entretien que, par exemple, c’est à partir d’une manipulation phonique et métrique du premier vers de Britannicus (Quoi, tandis que Néron s’abandonne au sommeil) qu’il a lancé le roman Grand mère Quéquette (Quoi ! Tu dis que ? Nerfs ? On sapant ? Tonne ? D’eau ? Soleil ?). Le principe est à chaque fois « qu’un texte soit la ressource de cent autres textes, que le langage soit infiniment potentiel et qu’écrire soit l’action qui libère ces potentialités ».

Cette formation qui bousculait les lieux communs s’est heurtée, dans l’université d’avant 68, à « l’arrogance mandarinale, l’inertie intellectuelle, la haine du moderne », mais Christian Prigent n’est pas revenu en arrière. Il découvre alors la beat generation, peint beaucoup, est militant politique et fonde en 1969 avec Jean-Luc Steinmetz la revue TXT – il faudrait dix pages pour en évoquer les sommaires –, lit et relit Jarry, dont il sera toujours proche par le « mélange du sophistiqué et du trivial, du savant et du populaire, du cultivé surindiqué et de l’obscénité bouffonne ». Articulation complexe, mais c’est pourquoi le versant "populaire" de ses lectures est toujours vivant dans ses livres en même temps que la maîtrise des outils de la poétique (rhétorique, métrique, etc.). C’est pourquoi aussi il aime « les œuvres qui ont la capacité de ménager dans l’hétérogénéité de leur espace propre à la fois l’effet grand art sophistiqué (polysémie, densité formelle, intertexte riche, etc.) et l’effet trivial-populaire-bouffon ». Les maîtres : Rabelais, Shakespeare, Joyce, Gadda, Arno Schmidt, Jarry.

Les analyses sur la diffusion par l’école, la presse et l’édition d’une norme de lisibilité, sont essentielles pour comprendre comment s’installent des représentations du social, comment s’impose un partage entre ce qui est littéraire et ce qui ne l’est pas. Que ces analyses ne soient pas "nouvelles" (cf notamment Bourdieu) importe peu : elles sont ici argumentées à partir de pratiques dans diverses institutions (école, édition). Lutter contre la définition admise du littéraire, c’est faire du poème un « champ de bataille », la poésie tentant de « symboliser le réel en tant qu’impossible à symboliser », c’est faire de la poésie et de la prose « une aventure de la langue ». Écrire n’est pas ici prétendre reproduire son expérience, prétention des « proses industrielles », académiques, mais la mettre à distance pour qu’elle échappe « au réseau constitué des significations ». La littérature implique donc « une résistance à la compréhension immédiate », étant à la fois dans l’espace du nommable et de l’innommable pour « dire simultanément les choses et la distance des choses ». Leçon ancienne, toujours à méditer, et Christian Prigent nous y aide avec vigueur.

Contribution Tristan Hordé

Christian Prigent
Quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot
collection "Les Singuliers"
Argol, 26 €. Sur le site Place des Libraires


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