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Fahrenheit 451 à Bétonsalon

Publié le 21 février 2009 par Marc Lenot

fahrenheit-6.1235233369.JPGComme le rappelle à l’entrée un résumé du roman de Bradbury (que Truffaut adapta si bien), Fahrenheit 451 (ça sonne mieux que Celsius 233) est la température à laquelle brûle le papier. Papier imprimé, bien sûr, celui des livres (avant Internet, certes). Et pour mieux marquer cette disparition de l’écrit, ce texte à l’entrée est en écriture phonétique : on est mis au défi de lire sans bouger les lèvres, la lecture mentale en est impossible, il faut articuler (Prélude phonétique, papier découpé, ci-dessous).

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L’historienne Arlette Farge raconte dans son délicieux petit livre Le goût de l’archive qu’elle est un jour dans la silencieuse salle de lecture des Archives Nationales en train de déchiffrer la confession de Thorin (domestique emprisonné sous Louis XV pour avoir rêvé qu’il tuait le roi); cette confession a été rédigée sans le moindre souci de l’orthographe (”Je vou pri de me laisé antrepar sone de ma conaysance”) et Arlette Farge doit la murmurer à voix basse pour en comprendre le sens : les têtes des autres chercheurs se retournent vers elle, s’étonnant qu’elle ose rompre le silence dans ce lieu respectable, mais le sens vient, son après son, comme une partition musicale qu’on déchiffre, le son seul donnant sens aux mots, une culture sonore resurgissant deux siècles plus tard.

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L’entrée de l’exposition de Thu Van Tran nous plonge d’emblée dans cette tension entre l’écrit et l’oral, les bras ballants, tentant de comprendre ce texte, le déchiffrant à voix basse. On se cogne ensuite à des livres récupérés au pilon, serrés entre deux dalles de béton inclinées, dispositif instable et dangereux, interdisant l’accès aux livres, les réifiant dans cette vitrine interdite (Exister Caché, en haut). Plus loin, une chapelle confronte un bambou mort, étouffé dans le ciment, fin de la nature, au déboulonnage d’une statue de Staline qui va s’effondrer au sol, fin des utopies idéologiques (Le bonheur immédiat).

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L’effondrement de la nature se confronte à nouveau à l’idéologie destructrice un peu plus loin : les arbustes peints en vert, surreprésentation de l’utopie écologique, ont été renversés par les vandales anti-art de l’autre jour et laissés en l’état par l’artiste, comme une preuve supplémentaire et impromptue des dommages que peuvent causer les Pompiers de Bradbury et leurs avatars contemporains (Germination).  

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Sur un cube, l’artiste évoque quatre livres, un Duras mélancolique, un Pessoa en dissolution, un Bachelard aérien, et ce récit militant d’un militant des Panthères noires, baigné de sang. Ailleurs elle mentionne Joseph Czapski, officier polonais prisonnier dans un camp soviétique, y récitant sans fin La Recherche du temps perdu, livre qu’il avait appris par coeur et aussi Simonide de Céos, premier poète professionnel et inventeur de l’art de mémoire (L’imaginaire ne cédera pas).

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Revenant sur nos pas, au rythme des grilles graphiques de Chi Waï Ng (ci-dessous à gauche), on reste figé face à L’autodafé de Didier Rittener, qui a brûlé un de ses dessins, avec cendres éparpillées et bouts de verre éclatés par la chaleur : effacement de soi, autocensure, retrait de l’artiste. Détruire une oeuvre d’art (ou un livre), en les gommant ou en les brûlant, touche à des interdits, des iconoclasmes qu’il n’est pas aisé d’affronter.

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Au delà des péripéties qui ont perturbé son installation (mais l’artiste est déja aguerrie face aux attaques), cette exposition pose une relecture fine et puissante du rapport à la censure, à la destruction de la pensée. Que l’artiste soit vietnamienne n’est certes pas indifférent. Mémoire, langue et formes se conjuguent ici pour construire une résistance.  Homme Livre, Homme Libre, conclut-elle.

Photos 3, 5 et 7 de l’auteur. Autres photos courtoisie Bétonsalon.


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