Au fond, il est assez logique qu'Alberto Manguel et moi ayons eu, à quelques années d'intervalle, et à un article près, la même idée de titre, lui pour un livre (Journal d'un lecteur), moi pour un blog (Le journal d'un lecteur, où vous êtes). Je rappelle ici, arguments à l'appui et non sans une certaine fierté, l'antériorité à laquelle je prétends.
Je ne lui en veux pas, bien entendu. Au contraire. Je viens de lire deux de ses livres, qui me rappellent combien il est plus intelligent et plus cultivé que moi. Son érudition semble n'avoir pas de limites. Je me sens tout petit, d'un coup...
La bibliothèque, la nuit, parle des livres qu'il possède chez lui. Un nombre impressionnant, photo à l'appui. Là aussi, je trouve une différence entre lui et moi: il accumule, je disperse. Il a besoin d'avoir sous la main tous les ouvrages qu'il a lus, tous ceux qu'il pourrait lire, parfois en plusieurs éditions et traductions. Je me suis beaucoup détaché des livres comme objets, il me suffit d'en avoir quelques-uns pour être heureux.
Manguel ne parle pas que de sa bibliothèque personnelle. Il se fait l'historien des bibliothèques et des bibliothécaires, il dit tout sur ces fous qui, comme lui, ont cherché à amasser, à ranger (ah! le rangement!), à donner accès aux rayons...
Il y a de grands et de petits projets. Internet n'est pas oublié - Manguel n'en est pas un inconditionnel, même s'il en apprécie les qualités.
Cette somme de connaissances où l'auteur s'implique avec le poids de toute une vie se lit avec un plaisir constant. Toute personne cultivée, ou qui désire l'être, devrait faire un tour dans ces pages.
C'est un peu plus compliqué pour La cité des mots, son dernier ouvrage en date. Les cinq causeries qu'il rassemble supposent une pratique préalable et sérieuse de la lecture, ainsi que des connaissances qui en découlent. Il n'est pas impossible de le lire sans cet acquis, mais on risque de s'y perdre en chemin, tant la progression de Manguel d'un texte à l'autre est labyrinthique - le labyrinthe d'une bibliothèque dont le contenu serait classé par associations d'idées plutôt que selon une méthode rationnelle.
Il s'agit, malgré tout, de maintenir en vie l'idée que la lecture nous est indispensable, et je ne peux qu'adhérer à cette thèse. Lisez la conclusion du livre:
En dehors de la couleur locale et des caricatures racistes, et indépendamment des questions circonstancielles d’économie politique et de stratégies industrielles, comment définissons-nous la société à laquelle nous disons appartenir et qui, à son tour, nous définit ? Quel est ce sablier au travers duquel nous passons et dont la forme et la nature ne cessent de changer ? Par quels moyens nous imaginons-nous dans un lieu que nous appelons chez nous ? Et qui sommes-nous, ses habitants, établis ou de passage ?
On peut trouver l’une ou l’autre réponse, ou plutôt des questions mieux formulées, dans certaines histoires, comme celles que j’ai évoquées au cours de ces causeries. Et pourtant les histoires, même les plus belles et les plus vraies, ne peuvent pas nous sauver de notre folie. Les histoires ne peuvent pas nous protéger de la souffrance et de l’erreur, des catastrophes naturelles et artificielles, de notre propre avidité suicidaire. La seule chose qu’elles peuvent faire, parfois, pour des raisons imprévisibles, c’est nous parler de cette folie et de cette avidité, et nous appeler à rester vigilants à l’égard de nos technologies de plus en plus perfectionnées. Les histoires peuvent nous consoler dans la souffrance et nous offrir des mots pour nommer notre expérience. Les histoires peuvent nous dire qui nous sommes et ce que sont ces sabliers au travers desquels nous passons, et suggérer des possibilités d’imaginer un avenir qui, sans exiger de confortables dénouements heureux, peut nous proposer des façons de rester en vie, ensemble, sur cette Terre si mal traitée.