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S’en fout (pas) la mort…

Publié le 24 février 2009 par Boustoune


Un homme, Lionel, conducteur de RER. Son train-train quotidien. Des kilomètres de rails entrecroisés, de tunnels. La solitude dans la cabine de pilotage…
Sa fille, Joséphine, étudiante. Sa routine journalière. Des heures de cours et de débats de société…
Leur routine quotidienne, quand ils se retrouvent le soir. Un autocuiseur qui prépare une petite portion de riz. Une paire de chaussons délicatement posée au sol. Une douche. Un peignoir enfilé. Quelques mots échangés. Moments de tendresse entre le père et sa fille…
Leurs voisins. Gabrielle, une femme chauffeur de taxi qui a le béguin pour Lionel. Noé, un jeune homme orphelin et solitaire, attiré par Joséphine… Des appartements épurés ou en fouillis. Un vélo encombrant dans l’escalier. Un vieux chat…
Un collègue retraité. Son soulagement. Sa solitude profonde, à la lisière du désespoir. Quelques verres partagés.
Une panne de voiture en pleine nuit, sous une pluie battante. Un bistrot de banlieue transformé en refuge. Des danses sensuelles. Moments d’intimité, de bonheur ou de dépit. Scènes à la fois familières et lointaines. Et le temps qui passe, inexorablement…


Désolé pour ce résumé qui peut sembler un peu en vrac, mais il est très difficile d’écrire sur un film tel que 35 rhums, qui appartient à une catégorie d’œuvres cinématographiques inclassables, ne reposant pas sur un schéma narratif traditionnel.
Ici, pas d’« intrigue » à proprement parler, peu de dialogues, peu d’informations communiquées sur les personnages, leurs parcours, leurs motivations. Juste des impressions, des sensations, des petits gestes et des regards qui en disent plus long que des mots. Et de beaux plans, lents et lancinants, empreints de gravité et de mélancolie, qui mis bout à bout, et portés par la photo, toujours impeccable, d’Agnès Godard et la belle musique des Tindersticks, forment une sorte d’admirable poème visuel.
Le nouveau film de Claire Denis est une œuvre sensorielle à laquelle il faut s’abandonner pour en profiter pleinement.
Mais 35 rhums n’est pas qu’un petit bijou esthétique, il possède aussi une richesse et une densité thématique rares. La cinéaste procède par petites touches subtiles et éparses, qui, au final, l’air de rien, composent de jolis portraits d’êtres humains. Et elle aborde ainsi des sujets profonds, essentiels.

Il y a d’abord une superbe histoire d’amour entre un père et sa fille. La mère est absente depuis longtemps - on n’en découvrira la raison qu’à la toute fin du long-métrage – et ces deux là ont développé une véritable complicité, établi un certain nombre de petits rituels quotidiens où chacun prend plaisir à la compagnie de l’autre. Un peu de tendresse et de réconfort dans un monde de brutes. Mais cette situation ne peut pas durer éternellement. Alex prend conscience que sa fille a grandi, qu’il n’est pas sain pour elle de continuer à s’occuper de lui, qu’elle doit sortir, voir du monde et rencontrer un garçon à qui elle pourra apporter son affection, sous une autre forme. Le film capte les derniers moments de la routine rassurante de ce « couple » et la chaleur du petit cocon familial, havre de douceur dans lequel il fait bon se retrouver pour échapper à la grisaille ambiante.
Car au dehors, c’est l’« ultra moderne solitude » qui guette. Elle est présente chez Noé, ce jeune homme plus si jeune, en mal d’amour, qui ne reste dans le vieil appartement de ses parents décédés que parce qu’il peut trouver un peu de compagnie auprès de son vieux chat et du voisinage. Elle est également perceptible chez Gabrielle, qui n’a pas choisi pour rien un métier où elle est confrontée chaque jour à de nouveaux clients, et qui espère, en vain, s’intégrer à la cellule familiale formée par Lionel et Joséphine. Elle se lit enfin dans le regard triste et las du collègue de Lionel, d’abord heureux d’abandonner l’isolement de sa cabine de pilotage, mais soudain désemparé par sa mise à la retraite, coupé des autres encore actifs.

Un constat brutal de la rapidité avec laquelle le temps passe et nous mène vers une mort inexorable. Car la grande faucheuse est omniprésente dans le film de Claire Denis, mais discrètement, en arrière-plan, attendant patiemment son heure. Nos vies sont comme le train conduit par Lionel, suivant une longue ligne droite qui bifurque parfois au gré de l’aiguillage, qui prend le temps de stopper à une station, mais qui continue son chemin jusqu’au terminus, au bout du tunnel.
Les transports et la notion de voyage sont d’ailleurs fortement mis en avant dans 35 rhums. Outre le RER de Lionel, on y croise aussi une moto, un taxi, un camping-car et, sous-entendus, des avions…Autant de moyens de transport qui s’opposent aux lieux fixes constitués par les appartements de ce banal et modeste immeuble parisien.
Cette confrontation illustre l’idée de croisée des chemins – les personnages doivent tous choisir entre leur affection pour ce vieil immeuble, centre de leur univers, base de leurs microcosmes, et leurs envies d’ailleurs. Sans son affection pour Joséphine, Noé aurait quitté depuis longtemps ce logement qui ne lui ressemble pas, et qui contient sans doute les vestiges d’un passé qui lui pèse plus qu’il ne voudrait l’admettre. Gabrielle, de son côté, rêve secrètement d’avoir des courses pour l’aéroport. Pour rêver de destinations exotiques, elle qui ne quittera probablement pas cet immeuble auquel elle est attachée et où elle ne désespère pas gagner (regagner ?) l’amour de Lionel.

Car chez Claire Denis, le transport peut aussi être un transport amoureux. Celui de Joséphine et Noé, par exemple. Une panne de voiture inopinée, qui pourrait ruiner la soirée des personnages, et leur moral au passage, se transforme en beau moment intimiste, tout en danses sensuelles, créant l’étincelle chez les uns et le dépit chez les autres. Et un point de rupture dans un récit qui, justement, traite de ruptures, de séparations, d’adieux, éléments naturels des cycles de la vie.
C’est bien cela que Claire Denis ambitionnait de restituer. Une histoire de jeunesse et de vieillesse, vie et de mort, de solitude et de famille au sens large du terme, de voyage et de sédentarisation, d’amour, tout simplement. Des petits moments d’existences filmés avec pudeur, dans lesquels chaque spectateur peut se retrouver. D’autant que les personnages sont tous campés par d’excellents acteurs. Des fidèles de la réalisatrice, comme Alex Descas ou Grégoire Colin, excellents. Ou des inconnus magnifiques, comme la jeune Mati Diop ou Nicole Dogue.

Les thèmes abordés et la finesse de la mise en scène rappelleront inévitablement les films du maître japonais Yasujiro Ozu (Printemps tardif et Le goût du saké, aux sujets très voisins). C’est totalement volontaire. C’est en effet la vision de films d’Ozu, et les réactions qu’elle a produites chez sa mère, qui a poussé la cinéaste à écrire cette histoire, inspirée de la relation privilégiée qu’entretenaient son grand-père et sa mère.  Si le film de Claire Denis ne possède pas tout à fait la perfection des classiques du cinéaste japonais, il n’a pas à rougir de la comparaison. Comme les bouteilles de saké, les 35 rhums du titre, ceux bus par Lionel pour supporter le départ de sa fille, ont un réel pouvoir enivrant, pour notre plus grand bonheur…
Note :
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