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Anthologie permanente : Claude Dourguin

Par Florence Trocmé

Terre voisine, l’île des chants épiques, justement, un autre bel été où le temps a suspendu toute séparation entre les moments, long bloc immobile comme un navire à la panne sans l’ennui, pour n’être plus qu’une saison, compacte, singulière, la succession des jours dépourvue de sens, vaste continuum clair, dense et lumineux, journées tissées tout entières dans le même fil, raccordées sans traces les unes aux autres, vingt- quatre heures par vingt-quatre heures, et les heures nocturnes ne sont que valeurs plus sombres.
J’habite une côte rêche qui, à l’approche, semblait ingrate. Gris de cendre elle place entre les champs et la mer une large plate-forme rocheuse irrégulière, terne, sans relief. Mais, à bien observer, de fines dentelures, par myriades couraient sur la dalle plate. Je m’arrêtais.
Quelle étrangeté, en effet ! L’érosion a malmené le calcaire d’artiste façon. Percé, entaillé, découpé d’alvéoles de toutes formes, de toutes tailles, il se convulsionne parfois, série de frémissements, de vagues ou vaguelettes figées, pétrifiées, pour le coup, se replie, se fronce. C’est, cousin du montagnard sur un massif familier, un lapiaz1 marin : voici pourquoi l’endroit m’a plu.

[La nuit] régnait, véritablement, très noire, dense, vaste continuum qui isolait la forêt, la constituait en Pays des Arbres, territoire nocturne. Un froissement d’ailes, soudain, troubla cette solennité un peu inquiétante, envol lourd et bref − une bécasse des bois sans doute. Puis, voisin, un trottinement menu, irrégulier sur les feuilles sèches et les copeaux qui recouvraient le sol, un campagnol, un mulot devait aller se ravitailler. Le signal avait été donné, les bruits, errants, se levèrent un peu partout, démentirent le silence de la journée. Parfois, craquements, sortes de râles, petits cris aigus, bruits de pas, ils se superposaient, une confusion sonore, lente, hétéroclite habitait la forêt, ou bien un grognement, un trot vite interrompu, la chute d’une branche morte, la note flûtée d’un nocturne occupait le silence et prenait une intensité élevée, démesurée. Je tentais d’identifier les auteurs − martre en chasse à travers les branches entre terre et ciel, fouine, renard sorti de son terrier, blaireau noctambule − c’est lui qui doit faire ce tapage sur le bois mort −, promenade de chevreuil en quête de provende. Mais des cerfs également, je le savais, peuplaient le site et j’étais moins tranquille. Avec les heures montait en moi la sensation de surprendre ce dont j’étais exclue, je ne participais à rien, interdite cette vie, j’étais témoin de ses seules traces sonores, l’homme n’avait pas sa place ici. La forêt était hantée, riche d’une vie sourde, proliférante qui se méfiait du grand jour, elle était une alchimie de la nuit et la nuit trouvait à accomplir en elle ses forces originelles.

Claude Dourguin, Les Nuits vagabondes, éditions Isolato, 2008, p. 15 & 52-53.

Contribution de Tristan Hordé

Claude Dourguin dans Poezibao :
bio-bibliographie, extrait 1

1Forme mineure la plus caractéristique du karst, rainure plus ou moins profonde résultant de la dissolution du calcaire en surface et se présentant en groupements denses (GEORGE 1970). [...] Ils avaient dû, pour venir jusque-là, traverser toute une étendue de lapiés, qui sont des roches qui ont été anciennement travaillées par l'eau des pluies, et elles ressemblent à une mer arrêtée, ayant encore sa succession de crêtes, de replis, de surplombs, étant toutes percées de trous ronds (là où l'eau faisait des remous) (RAMUZ, Derborence, 1934, p. 42).
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