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Le monde le plus loin (suite & fin)

Publié le 14 février 2009 par Gabrielsiven

La production de ces statues monumentales, partagée avec d’autres îles du Pacifique, cesse brutalement dans les années 1650. A la même époque, en France, le jeune Louis XIV s’en remet encore aux conseils de Mazarin pour gouverner. Le Bernin n’a pas achevé de remodeler Rome. La Hollande prospère, grâce à sa puissante Compagnie des Indes Orientales installée dans le Pacifique Ouest. La Polynésie demeure pour l’instant cachée aux yeux des Européens. Cook et La Pérouse, qui la parcourront un siècle et demi plus tard, n’ont pas encore vu le jour.
Pagaie de danse anthropomorphe rapa, qui semble avoir été utilisée dans des danses guerrières
Aux antipodes, une violente et durable sécheresse sévit depuis plusieurs décennies sur les îles du Pacifique Sud. En se retirant, elle emporte les trois-quarts de la forêt de Rapa Nui. N’ont survécu que six espèces d’arbres. Plus de pêche au large, plus de moai glissant le long de la pente jusqu’à l’ahu sur des rondins de bois. Les Pascuans se retrouvent pris au piège, condamnés à demeurer sur leur lopin de terre de 165 km2. Les arbres survivants sont choyés comme des enfants malades. On aménage des serres naturelles à l’entrée des tunnels de lave, on les entoure de murets circulaires qui ombragent leurs pieds. Couper un arbre devient une décision difficile à prendre, qui engage la survie de toute la communauté. Les rares pirogues qui seront malgré tout construites, constituées de minces planchettes cousues bord à bord, témoignent de cette drastique économie de moyens.
Coiffe de plumes de frégate portée par les chefs
Les bouleversements religieux qui s’ensuivent sont à la mesure de la catastrophe climatique. L’ariki mau, le chef à travers qui les dieux sont censés agir sur le monde, est déchu. S’il a failli à son devoir de garantir la fertilité de l’île, c’est qu’il ne possède plus ce pouvoir de donner la vie dont on tant besoin les Pascuans. S’il n’est plus investi du mana, c’est que les dieux se sont détournés de lui. A moins que les dieux eux-mêmes aient perdu leur pouvoir ?
Pétroglyphes représentant l'homme-oiseau, sur les falaises proche d'Orongo (copyright Georgia Lee, Rapa Nui Journal Easter Island Foundation, Californie )
Ce qui est avéré, c’est qu’au sommet du panthéon le grand Tangaroa, créateur de tous les êtres et de toutes les choses, est remplacé par Makemake, tandis qu’émerge la figure d’un homme-oiseau. Il est incarné par un jeune homme ayant réussi à rapporter le premier œuf de sterne de l’îlot qui fait face au village Orongo, installé sur la lèvre d’un cratère, au bord de la falaise. A l’issu de cette épreuve périlleuse, le vainqueur devient pour un an le serviteur privilégié de Makemake.
A l’endroit où, depuis l’à-pic, les pascuans pouvaient suivre la progression des candidats dans l’eau froide puis le long de la paroi escarpée, où ils cherchent fébrilement un nid, la roche est creusée d’innombrables figures d’un hybride homme-frégate, l’oiseau avatar de Makemake. Il repère de loin les bancs poissonneux, et n’hésite pas à s’emparer de la prise d’autres oiseaux.
Moai kavakava, "homme-cadavre" dont l'aspect décharné renvoie à celui des ancêtres défunts.
L’art pascuan recèle d’autres êtres hybrides, qui donnent leurs traits à des statuettes de toromiro, une variété d’acacia à la teinte chaude légèrement rouge. Ce sont les moai moko, dotés de membres humains d’une bouche de reptile fendue largement et d’un éventail caudal d’oiseau. Suspendus par un fil lors de l’inauguration des maisons, ils chassent les esprits malfaisants, semblant voler dans l’air ou bondir, toute langue dehors.
Les Pascuans cherchent à se concilier les bonnes grâces des ancêtres autant qu’ils s’en méfient. Les « statues côtes » ou « statues cadavres » sont de petites effigies squelettiques, dont le sternum et les côtes affleurent sous la peau, qui fixent la lande de leur regard d’obsidienne ourlé d’os.
Bâton biface ua, à la fois arme et insigne d'un statut de dignitaire, mais aussi image portative des dieux ou matérialisation d'ancêtres.
Toutes ces statuettes sont investies de mana, la puissance des dieux et des ancêtres. Elles recèlent la même efficacité que les grands moai de pierre qui penchent et s’inclinent sur leur plateforme sacrée, à mesure que l’ahu s’affaisse sous leur poids. La culture Pascuane ne meurt donc pas avec ses géants de pierre. Elle s’endort toutefois lentement avec eux. Aucune coiffe de plumes, aucune danse guerrière brandissant ses pagaies aux formes voluptueusement échancrées, aucun bâton de pouvoir bifrons, sculpté du visage des dieux, n’empêchera les razzias et la réduction en esclavage de la moitié de la population, sur les îles de guano au large du Pérou. Quand les sinistres bateaux arrivèrent au XIXème, suivant la voie ouverte par des explorateurs étonnés, il ne restait plus beaucoup de prêtres initiés à l’écriture rongorongo pour graver sur une mince tablette de bois qu’ils n’étaient pas partis assez loin.
Quelques-uns des symboles de l'écriture rongorongo.
Sauf mention contraire, toutes les photos sont tirées de l'excellent catalogue d'expo Polynésie, Arts et Divinités 1760-1860 rédigé par Steven Hooper (ed. RMN/ Musée du Quai Branly). Des pieces similaires sont présentées à l'expo de la Fondation EDF.

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