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L'Amérique au panthéon rock, part XIX

Publié le 02 mars 2009 par Bertrand Gillet

Le rock est par nature l’expérience du réel. Expérience émotionnelle. Juvénile. Et brute. Et parabolique. Et vice-versa. Non je plaisante. Je disais donc, le rock est l’expérience du réel, quelque chose qui se doit d’être vécu intensément. Voilà pourquoi le rock inventa ces grandes messes païennes et sexuelles (le mythe de la groupie) que sont devenus les concerts. Dans les stades de la conformité répugnante, dans les clubs miteux réservant à chaque passage sa galerie de personnages, figures pathétiques de la pauvreté de masse, ou dans les salles dites indépendantes, le concert est un rendez-vous avec l’inattendu et cristallise logiquement toutes les impatiences : quand un groupe de rock part en tournée et s’arrête dans un bled, il faut en être. Une question de vie ou de mort sociale. Mais ce qui nous motive ici, c’est de montrer le concert comme un prolongement de l’œuvre studio, et surtout une réinterprétation qui, quand elle touche au génie, peut aisément figurer dans toute discographie officielle. Trois groupes en cette fin de décennie des sixties montrèrent qu’ils étaient bien plus que des formations de studio. Alors qu’ils ont déjà couché 3 albums en 3 ans, The Grateful Dead semble engoncé dans une formule certes concluante, mais qui ne comble pas toujours ses nombreux fans. Ces musiciens-là ont besoin d’espace pour exister faire se mouvoir les longues épopées cosmiques qui naissent dans leur esprit. Deux batteurs, deux claviers et deux guitaristes, ils auraient plus des allures de big band psychédélique que de joyeux quatuor de salon. Début 1969, le Dead donne une série de concerts lumineux dans les grandes salles de la Californie du nord, Avalon Ballroom, Fillmore West. Leur son est d’une telle cohérence, d’une telle intensité qu’ils auront l’idée de les remixer en studio fin 1969. Le titre le plus marquant, Dark Star, fut joué le 27 février 1969 au Fillmore. Longtemps qualifié par les fans, les rocks critiques, souvent les deux, de poème californien, Dark Star est un chef-d’œuvre à part entière et justifie à lui seul l’acquisition de l’album. Jerry Garcia fait preuve d’une virtuosité, d’un feeling incroyable, sa gestion du temps lui permet de dilater les minutes jusqu’à atteindre l’extase. Ecoutez l’explosion électrique qui clôt le court refrain, c’est cette liberté même qui contribua à construire la légende du Dead à travers les années, arrivant même à réunir toutes les générations lors de concerts devenus de véritables happenings. Il ne faudrait pas pour autant minimiser les autres morceaux, Saint Stephen et The Eleven constituant une suite plus enlevée aux échos dilués de Dark Star. Et puis, il a le très rock’n’roll Turn On The Your Lovelight, chanté par Ron Pigpen McKernan, et le blues crépusculaire Death Don’t Have No Mercy. Usés par tant de drogues, de petits matins solaires où l’on finit à peine de jouer, Captain Trip et sa band migrèrent hors de Haight Ashbury et délivrèrent ensuite des classiques d’inspiration country. Fin du premier chapitre.
Happy Trails est à l’origine une chanson écrite et interprétée par Dale Evans et Roy Rogers pour une série diffusée à la télévision empruntant au genre du western. 17 ans plus tard, Quicksilver Messenger Service empruntait à Roy Rogers le titre de sa chanson pour son deuxième et plus célèbre album. Idée « empruntée » également par le studio de graphisme Globe Propaganda de George Hunter pour réaliser la sublime pochette du lp. Articulé autour du thème mythique de Bo Diddley, Who Do You Love, John Cippolina et Gary Duncan donnent libre cours à la folie électrique,  déployant en 6 parties, tout le faste et le feu de leurs guitares. Tentative certes démonstrative mais qui aujourd’hui encore fascine pour son insolente liberté : quelle major autoriserait une face A de 25 minutes ?!! Attention, la Face B n’est pas en reste : Mona du même Bo Diddley et Calvary signé Duncan en sont les pièces maîtresses. A chaque fois, le savoir-faire du groupe est concentré sur la montée, l’extase, d’une lenteur hiératique. Mais la chronique de cet album n’est prétexte qu’à une chose : dire et redire à quel point John Cippolina fut un merveilleux soliste, un des tous meilleurs guitaristes américains de la côte ouest. Son jeu est en soi un absolu de rock, à la fois volubile et précis, bien dans la tradition du San Francisco Sound dont Cippolina fut un des plus brillants artisans. Avec sa mine de cowboy patibulaire, à la fois timide et maladroit, il ne répond en rien au mythe de la rock star ou du guitar hero et pourtant, son legs est impressionnant. Que les futures générations de grattreux s’en souviennent, cet homme fut un magicien de la six cordes.
Versons une larme et passons au disque suivant : Steppenwolf Live. Un nom assez sobre, clouté d’or au dessus d’une énorme gueule qui dut produire à l’époque son petit effet. Il faut dire que le gang de John Kay en produisait un plus grand lorsqu’il montait sur scène. La prise de son, excellente, restitue à merveille l’ambiance « heavy » des concerts que le groupe donna tout au long de l’année 1970. Accompagné d’un nouveau line-up comprenant Jerry Edmonton, Goldy McJohn, Nick St Nicholas et Larry Byron, tous deux transfuges de TIME (Trust In Man Everywhere), John Kay revisite son répertoire, que dis-je, explose la formule classique de ses standards. Prenez Monster, point de clavecin, nous ne sommes pas ici pour plaisanter,  le son est puissant, massif, gras. Quant à Born To Be Wild et The Pusher, Steppenwolf ne choisit pas de faire dans la dentelle pop pour se poser en garant du Rock. Ecoutez l’intro explosive de The Pusher, les cordes vocales de John Kay vocifèrent les premières mesures provoquant dans l’assistance des « oh yeah » et autres onomatopées de bonheur. Tout y passe, les guitares couinent, l’orgue glapit, la basse englue les oreilles, oui, on y célèbre la Grand-Messe Rock de la même manière que dans Absolutely Live des Doors, témoignage discographique définitif, à la fois passionnant et éreintant. Steppenwolf Live est ainsi le meilleur album officiel du groupe, la meilleure compilation possible, ce que le rock a fait de plus juste, intense, canaille, fauve. D’une noirceur cool ou d’une coolitude noire, dixit la pochette, le groupe nous prouve s’il en était que seule l’électricité folle préside à la destiné du rock, qu’il se focalise en 30 minutes d’enregistrement studio ou s’ébroue dans la sueur sonique d’une salle de concert. Fin du chapitre, nous allons pouvoir reprendre le cours de notre émission, de balayer avec la précision du nerd maniaque ces précieuses galettes qui furent les maîtres étalons du genre. Alors, étalons-nous encore un moment.

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