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L'Ile, de Pavel Lounguine

Par Timotheegerardin

L'ile c'est d'abord un amas de terre. Terre pateuse. Sombre comme l'espace, profonde comme la mer. Nous y sommes plongés, nous nous y cachons en bonnes autruches, comme ces deux marins, gibiers soviétiques fuyant les exécutions sommaires. Seulement la boue - si l'on appelle ainsi une terre gorgée d'eaux troubles - a ceci de commun avec le péché qu'elle souille, s'accroche, colle à la peau. C'est un lieu de meurtre, donc, et de trahison: Caïn fixe, les yeux écarquillés, le navire repartir avec pour emblème de son forfait une svastika sur fond rouge se perdant dans l'horizon grisâtre.
La caméra restera longtemps ainsi obnubilée par le sol, par la terre et ses motifs. Tantôt une mousse humide, tantôt une roche aux dessins de lichen, quand ce n'est pas du bois rongé par le flux et reflux, assez solide pourtant pour porter ponts et pontons. Enfin, des pieds foulant ce sol pour en cueillir à la pioche le fruit noir, désespérément opaque, sous la lourde pierre: le charbon. Trente ans ont passés, le père Anatoli, avant d'avoir un visage, a des pieds et des mains pour aller chercher de quoi nourrir les flammes.
Son visage de vieux fou, nous le voyons quand les pélerins en quète de miracle viennent quotidiennement le chercher. Mais le commencement d'intrigue, l'envie de spectaculaire est d'abord détournée par le charbon, par le travail répétitif d'un moine solitaire qui marmonne ses prières. C'est plus tard que nous comprendrons que de casser de l'opaque à la pioche, jusqu'à se heurter à la matière noire qu'il y a en-dessous, n'est que l'occasion de convertir l'effort en feu spirituel. La sueur de charbon est, pour le père Anatoli, une sueur d'expiation. Un travail dont la répétition est un appel lancé vers la Grâce: le bois sur lequel roule la brouette et marche le pécheur n'est pas celui de la croix, mais il y a déjà les stations, le chemin couronné d'agonie.
Son visage maintenant, son regard surtout. Longtemps, il est le slave timbré et bourru. Car il y a, étonnament, beaucoup de comique dans ce film sur la sainteté - avant le vrai miracle, nous le voyons mettre en scène la parole de l'ancien: comme si Pavel Lounguine (le cinéaste), prenait plaisir à saper le fondement même de ce qu'il s'apprêtait à nous montrer. Pourtant, après la farce, c'est la même personne qui priant Dieu pour un miracle nous regarde en face, dans les yeux. Quelle naïveté dans ce regard! Quelle provocation! Celui-la même qui vient de jouer de la mystification, qui vient de mettre en doute notre foi - de spectateur, pour commencer -, nous regarde en croyant au miracle qui s'accomplit à l'instant même. Et ses yeux, fixés sur nous, nous mettent au défi de croire nous aussi.
Quant au rire du grotesque, celui, par exemple, du père Anatoli imitant les oiseaux - ou celui, plus raisonnable, de la comédie tchékhovienne qui se joue dans le monastère -, devient bientôt effrayant, car c'est le rire de la possession qui lui répond. Pourtant, notre cinglé reste comique jusqu'à la fin, jusqu'à la mort. Au diable, la dérision! C'est de folie dont nous avons besoin, non de dérision, non de ce gloussement voltairien obsédé de vraisemblance. Le vraisemblant est une imposture de vérité. Ce qui est fascinant dans l'Ile, c'est cet humour qui n'entache pas l'innocence, c'est le scandale d'une foi que le rire n'arrive jamais à saboter.
Il y a enfin ce dernier regard, qui est peut-être celui d'un fou, sûrement celui d'un saint. C'est juste après que les deux moines sont sortis de la salle enfumée. Il sont assis tous les deux, l'un se lamente, l'autre, serein, a les yeux mystérieusement dirigés vers l'extérieur du cadre, dans la contemplation d'un au-delà. La caméra se fixe longuement à ce visage comme pour en faire une icone, une image vraie.

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