François Mitterand avait eu cette réflexion à la fin de sa vie : « Il y a eu De Gaulle, mais après moi, il n’y aura plus de grand chef d’État, que des gestionnaires, des comptables, la cause en est la mondialisation. » Une vision (quelles que soient ses opinions politiques) diablement juste.
On a vu ces dernières décennies l’émergence de bataillons de spécialistes obsédés par la mise au point des modèles « mathématiques », de plus en plus poussés. Pour preuve, l’économie ou les maths sont devenues une fin en soi. « Une profusion de courbes, modèles et équations, qui ont éloigné les chercheurs du monde réel», nous dit Ludovic Lamaunt, dans Médiapart. Gilles Raveaud, professeur d’économie à l’Institut d’études européennes de l’université Paris-8, nous dit aussi : « Depuis des années, on a assisté à un morcellement du savoir économique terrifiant, avec l’apparition de spécialistes très pointus, ici sur le travail, là sur le commerce international... On se retrouve à l’université avec des thésards très calés sur leur sujet, mais dénués de toute culture générale ! » Il continue un peu plus loin : « On n’a jamais autant parlé de la crise de 29 qu’aujourd’hui, et pourtant, un étudiant diplômé peut très bien ne jamais avoir entendu parler de la crise de 29 à la fac, l’enseignement de l’histoire économique n’étant plus obligatoire.» Exit les généralistes capables d’analyser un contexte, avec une vision pour comprendre le monde et agir sur le cours des choses, orienter les politiques et prévoir les accidents de l’histoire comme cette bulle financière qui nous explose à la figure.
L’accélération du temps et la réduction de l’espace sont les conséquences directes du progrès. Vitesse, catastrophes et accidents se développent à une échelle désormais planétaire... Nous ne pourrons certainement pas nous y soustraire. Le progrès n’est-il pas génétiquement programmé, comme une condition même de notre existence. Notre réalité. Et si personne ne peut en apprécier précisément les conséquences, nous avons pourtant une obligation d’intelligence. Ne pas se replier. Prendre la dimension des enjeux. Échapper à l’hystérisation, au nationalisme, au fondamentalisme. La peur face à l’accélération du temps et à l’abolition des frontières.
Quels sont les outils dont nous disposons ? L’imaginaire et la symbolisation. Je vais bien sûr faire hurler tous les bataillons des « pragmatiques » qui cherchent des solutions « techniques ». Mais la production de réalité passe par l’imaginaire et le symbolique. Ce sont les outils nécessaires à toute forme d’innovation. Leur fonction étant de rendre visible ce qui ne l’est pas, les nouvelles formes d’organisation, les nouvelles relations et formes de production…. Maurice Godelier, anthropologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, nous donne cet exemple pertinent : « Lorsque vous énoncez la formule “Les hommes naissent libre et égaux”, vous énoncez cela comme un principe essentiel pour le fonctionnement de notre société, mais c’est un idéal, ce n’est pas une réalité. L’imaginaire a dans ce cas une vertu productive, de critique du monde tel qu’il est et de construction d’avenir. » Déjà l’homme du Cro Magnon ou les tribus Indiennes d’Amérique du Sud utilisaient l’imaginaire et la symbolisation pour élargir leurs champs d’action. Des outils constants qui structurent notre soif naturelle de connaissance et de progression et qui remontent à la nuit des temps.
Ce long détour pour arriver à mon sujet, le branding. La marque étant un bel exemple de cette production de réalité à travers une symbolique. Que serait une entreprise sans une « raison d’être ». Une vision portée par un homme ou un groupe d’hommes (quelles formes de nouvelles organisations allons nous produire ?). Un leader responsable qui ne soit pas enfermé dans une fonction de gestionnaire ou d’actionnaire, mais qui assume son rôle de symbole, de repère, porteur d’un imaginaire et d’une identité. Derrière une grande marque n’y a-t-il pas toujours un grand homme avec une grande idée. Les plus performantes de nos entreprises on intégré cette réalité depuis longtemps. Michelin, Riboud, Dumas…
Que se passe-t-il aujourd’hui ? Accaparées par la vitesse, le besoin immédiat de rentabilité, les entreprises cloisonnent, spécialisent, technicisent, en laissant le pouvoir et les appétits particuliers prendre le pas sur le projet d’entreprise. C’est ainsi que nous débouchons sur cette crise de confiance. Ou est « l’idée » nécessaire à la construction d’un avenir de l’entreprise, la « raison d’être » autour de laquelle vont se focaliser les relations sociales, la productivité, l’innovation… Et, par voie de conséquence, la rentabilité, la richesse.
Aurons-nous l’audace de faire mentir François Mitterand ? Développer la créativité dans les entreprises, les réadapter au monde contemporain. Comprendre que nous sommes entrés dans une nouvelle phase, et que nous devons nous réorienter. Ce que nos responsables politiques feignent (pourquoi ?) d’ignorer. Et si l’on acceptait l’idée simple que les dirigeants d’entreprise ont démissionné de leurs fonctions…