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Anthologie permanente : Fernando Pessoa (un poème, deux traductions)

Par Florence Trocmé

 

 

Ah, tout quai est une saudade en pierre !
Et quand le navire se détache du quai
Et que l’on remarque d’un coup que s’est ouvert un espace
Entre le quai et le navire,
Il me vient, je ne sais pourquoi, une angoisse toute neuve,
Une brume de sentiments de tristesse
Qui brille au soleil de mes angoisses couvertes de gazon
Comme la première fenêtre où l’aurore vient battre,
Et qui m’entoure comme un souvenir d’une autre personne
Qui serait mystérieusement à moi.

 

Ah, qui sait, qui sait,
Si je ne suis pas déjà parti jadis, bien avant moi,
D’un quai ; si je n’ai pas déjà quitté, navire sous le soleil
Oblique de l’aurore,
Une autre sorte de port ?
Qui sait si je n’ai pas déjà quitté, avant l’heure
Du monde extérieur tel que je le vois
S’éclaircir à mes yeux,
Le grand quai plein de peu de gens,
D’une grande ville à demi éveillée,
D’une énorme ville commerciale, hypertrophiée, apoplectique
Autant qu’il est possible hors de l’Espace et hors du Temps ?

 

 

Fernando Pessoa, Ode Maritime, traduction de Patrick Quillier, en collaboration avec Maria Antonia Câmara Manuel et Michel Chandeigne, in Œuvres poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 214

 

 

 

Ah ! Tout le quai est une nostalgie de pierre !
Et lorsque le navire largue le quai
Et qu’on s’aperçoit tout à coup qu’il s’est ouvert un espace
Entre le quai et le navire,
Il me vient, je ne sais pourquoi, une angoisse toute fraîche,
Une brume de sentiments de tristesse,
Qui brille au soleil de mes angoisses gazonnées
Comme la première fenêtre où bat le matin
Et m’enveloppe comme le souvenir d’une personne étrangère
Qui serait mienne mystérieusement.

 

Ah! Qui sait, qui sait
Si je n’ai pas quitté jadis, avant d’être moi-même,
Un quai ; si je n’ai pas laissé, navire au soleil
Oblique du matin,
Une autre espèce de port ?

 

Qui sait si je n’ai pas laissé, avant l’heure
Du monde extérieur comme je le vois
Pour moi s’illuminer,
Un grand quai plein d’une faible foule,
D’une grande cité éveillée à demi,
D’une énorme cité-champignon, commercial, apoplectique,
Etrangère, autant que faire se peut, à l’Espace et au Temps ?

 

Fernando Pessoa, Ode Maritime, traduction de Armand Guibert, Fata Morgana, 1980.

 

 

¡Ah, todo el muelle es una saudade de piedra!
Y cuando el navío llega del muelle
y se advierte de repente que se abrió un espacio
entre el muelle y el navío,
me viene, no sé por qué, una angustia reciente,
una niebla de sentimientos de tristeza
que brilla al sol de mis angustias, cubiertas ya de hierba,
como la primera ventana donde la madrugada pega,
y me envuelve con un recuerdo de otra persona
que fuese misteriosamente mía.

 

Ah, ¿quién sabe, quién sabe
si no partí otrora, antes de mí,
de un muelle; si no dejé, navío al sol
oblicuo de la madrugada,
otra especie de puerto?
¿Quién sabe si no dejé, antes de que la hora
del mundo exterior como yo lo veo
radiarse para mí,
un gran muelle lleno de poca gente,
de una gran ciudad medio despierta,
de una enorme ciudad comercial, adulta, apoplética,
tanto como eso puede ser fuera del Espacio y del
Tiempo?

 

 

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