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Centenaire de la NRF, interview de Michel Braudeau

Par Irigoyen
Centenaire de la NRF, interview de Michel Braudeau

1er février 1909 - 1er février 2009. La Nouvelle Revue Française célèbre son centième anniversaire. Expositions, colloques et livres rendront hommage à la NRF  (j'en parlerai ici-même prochainement). À cette occasion, j'ai réalisé une interview de Michel Braudeau qui, depuis 1999, en assure la rédaction en chef.

Centenaire de la NRF, interview de Michel Braudeau

William IRIGOYEN : Bon anniversaire Michel Braudeau. Enfin, bon anniversaire à la NRF. Dans quel état d'esprit abordez-vous cette année de festivités ?

Michel BRAUDEAU : Avec joie, c’est un exemple de longévité unique pour une revue exclusivement « littéraire » en Europe. Avec une sorte de fierté intime aussi, parce que dès ma prime jeunesse la NRF a  incarné à mes yeux LE symbole majuscule de la littérature. Je n'imaginais évidemment pas avoir un jour l’honneur de la diriger, de me retrouver ici, au « fourneau ». 

WI :  La NRF exerce une certaine fascination pour de nombreux lecteurs parce qu’elle est exigeante. Cette exigence n’aurait pas pu être la marque de fabrique de cette revue si ses responsables, ses rédacteurs n’avaient pas été des passionnés de longue date de littérature. Votre amour pour les livres remonte-t-il à la prime enfance ?

MB : J’étais sans doute un cas un peu bizarre. Un enfant assez timide, craignant le soleil et la compétition, ne faisant jamais de sport, sortant très peu. Mais, en revanche, un lecteur de fond, infatigable, entièrement tourné vers les livres. J'ai lu très tôt des choses bien au-dessus de mon âge. À quatorze ans, brûlé par des coups de soleil, j’étais resté reclus toute une semaine d’été dans la maison de mon grand-père, à Royan. Celui-ci m’avait prêté À l'ombre des jeunes filles en fleurs, pour me jauger, voir si j'allais caler devant les phrases interminables de Proust. Au contraire, j’en fus définitivement émerveillé. 

WI : Où avez-vous eu, pour la première fois, la NRF entre les mains ?

MB : À Paris, chez Gibert, où je passais des après-midi à lire sans payer, debout entre les rayons, comme maintenant les gamins lisent les BD à la FNAC, je découvris plusieurs livraisons de la NRF, par hasard. D’abord séduit par l'esthétique et la beauté de la couverture, je le fus rapidement ensuite par l’étrange sentiment de confrérie qui se dégageait de ces pages. Chaque auteur ou contributeur s’exprimait avec son style propre et néanmoins l’ensemble de leur voix diverses se fondait d’un numéro sur l’autre en un même ton, nouveau pour moi, retenu et vif. Le ton NRF. Pour réussir cette alchimie invisible et libérale, ces gens-là devaient être les maîtres que je cherchais confusément. Depuis l’âge de onze ans, j’avais la vocation secrète, le projet de devenir moi aussi un écrivain. Très tôt je lus André Gide et les essais qu’on lui avait consacrés, et bientôt toutes ces figures d'écrivains rassemblés autour de lui – avec leurs cols amidonnés, leurs airs compassés, leurs nœuds papillon, qui tenaient des cannes et discutaient dans les jardins du Luxembourg ou aux Tuileries -, formèrent à mes yeux une espèce de Panthéon imaginaire, un aréopage qui était l'essence de la littérature, mon Olympe. Je vénérais ces vieux messieurs intimidants et distingués dont j’ignorais l’extravagance. J'aurais voulu être l'un d'eux. Voilà comment j'ai rêvé devant Schlumberger, Rivière, Gide, Martin du Gard et toute la bande.

À seize ans, je me suis abonné à la NRF avec mon argent de poche. Je ne pense pas que la revue ait souvent eu d’abonnés plus jeunes. Quand mes parents s’en aperçurent, ils s’inquiétèrent et m’envoyèrent consulter un psychologue. Ils devaient être perplexes, se demander : « Il va être bon à quoi, celui-là ? ». Le psychologue mesura différentes choses, me fit subir des examens de mémoire, interpréter des taches d’encres, etc. Et conclut son rapport par ces mots : « Le sujet est peut-être un peu trop sérieux pour son âge ».

WI : En fait, la NRF n'a pas tout à fait cent ans. Il y a eu les intermèdes des deux guerres. La parution de la NRF s'est interrompue après le second conflit mondial, période durant laquelle elle fut dirigée par Drieu la Rochelle. Croyez-vous à cette thèse selon laquelle Drieu a empêché que la revue ne tombe dans les mains des Allemands ?

MB : Où avez-vous lu ça ? Drieu a été imposé par les Allemands à la tête de la revue. C'était une condition pour que la maison Gallimard puisse continuer à fonctionner normalement. Drieu était un écrivain brillant et triste, peu doué pour le bonheur et qui ne s’aimait pas, ce qui n’est pas une excuse. Il a certes édité d’éminents auteurs allemands - comme Ernst Jünger qui est resté jusqu'à  cent ans le meilleur ami de Julien Gracq (il est édité dans la Pléiade NDR) -, mais aussi des textes infâmes de collaborationnistes antisémites notoires. À chacun d’en juger. Pour moi, il y a peu de nuances dans l’abjection.

WI : La NRF est donc centenaire. Dans deux ans, c’est Gallimard qui soufflera ses cent bougies. La revue est donc antérieure à la maison d’édition. Comment les relations entre laNRF et Gallimard ont-elles évolué ?

MB : La NRF, au départ, c'est un groupe de six amis réunis autour de Gide - celui-ci en est la cheville ouvrière, la personne la plus influente, même s'il n'a jamais accepté de poste officiel dans la revue. Ils se disent : « on va faire une revue », une revue différente de celles qui existaient, comme La Revue Blanche, Le Mercure de France, et lancent la NRF. Ce sont des bourgeois. Schlumberger est riche, Gide n'est pas pauvre non plus, mais, comprenant au bout de deux ans qu'ils ne sont pas des as du commerce ni des champions de la gestion, ils décident de chercher un homme compétent et rencontrent Gaston Gallimard. C’est un jeune homme de bonne famille qui a de l'argent, aime les arts, est cultivé, curieux de tout. Il est intéressé par ces auteurs originaux, s’en rapproche. Ils se plaisent mutuellement et Gaston Gallimard devient alors leur gérant.

Puis, ce dernier a l’idée de créer à partir de la revue un comptoir, la librairie de la NRF, afin de  promouvoir les textes qui n’apparaissaient parfois dans la revue que sous forme d'ébauches, de fragments, de projets, etc. Cette librairie Gallimard connaîtra une belle prospérité et finira par manger la revue qui, elle, ne pouvait prétendre vendre autant d'exemplaires qu'une maison d'édition. La NRF, petite pierre fondatrice de la grande maison, est peu à peu absorbée par l’essor remarquable du géant qu’elle a enfanté. D’ailleurs, vous verrez dans le livre d'Alban Cerisier (« Une brève histoire de la NRF » que je chroniquerai ultérieurement NDR) qu'il y eut souvent des conflits entre les gens de la revue et celui qu’on n’appelait plus que par son prénom, « Gaston ». Le grand Jean Paulhan lui-même, en se présentant à l'Académie Française, se heurta vivement à Gaston qui ne voulait pas l’y voir entrer et fut mécontent de son élection. Ces deux amis de longue date se brouillèrent presque pour un habit vert, une épée. En fait, deux pouvoirs s’affrontaient, mais deux pouvoirs très inégaux, puisque sans Gaston pour la porter à bout de bras, la NRF n'aurait pas pu survivre financièrement. 

WI : Comment définiriez-vous la NRF ? Son credo est-il encore « toute la littérature, rien que la littérature »?

MB : On peut le dire. La NRFa pour règle de n’offrir que des textes inédits. Pas forcément actuels : il nous arrive en effet, de publier, quand nous les retrouvons, des textes anciens d'auteurs illustres, comme Restif de la Bretonne. Toute la littérature, donc, et à l’occasion des essais qui en traitent.  Bien sûr, chaque directeur – il y en a eu une dizaine – a imprimé sa marque personnelle à cette tradition. Après l’impulsion décisive de Gide, le père inaugural, Jacques Rivière déclara en 1913, dans un superbe manifeste qu’il fallait « ouvrir nos fenêtres sur le grand large, sur le roman d'aventure, sur la littérature anglo-saxonne, notamment sur Robert-Louis Stevenson ». Jean Paulhan comme Marcel Arland furent sans doute moins sensibles à l’appel de ces horizons lointains. Jacques Réda, lui, fit entrer davantage la poésie vivante au cœur de la revue.

Pour ma part, j'ai mis l'accent sur la littérature étrangère. Je pense que les littératures étrangères ont beaucoup à nous apporter. Il est bon que les Français soient au courant de ce qui se passe au Mexique, au Pérou, en Corée, en Chine, en Amérique de nos jours. Nous entretenons, la France et singulièrement la NRF, des relations de connaissance et de reconnaissance réciproques assez particulières avec les pays du monde entier. 

WI : Bon anniversaire aussi à vous. Cela fait en effet dix ans que vous êtes le rédacteur en chef de la NRF. C'est d'ailleurs sous votre administration que la revue est passée à un rythme trimestriel. Cela a-t-il été un crève-cœur ou une nécessité ? 

MB : Lorsqu’Antoine Gallimard m'a proposé de prendre la direction de la revue un jour de 98, il m’a semblé que nous étions en accord sur deux points essentiels : conserver la présence d'écrivains étrangers et passer à un rythme trimestriel. Pourquoi ? Parce que les revues nées au début du siècle correspondaient à un temps de lecture et de présence en librairie qui était celui de l'époque, c'est-à-dire assez lent. Or bien des choses avaient changé depuis. Des suppléments littéraires fixes dans les quotidiens et les hebdomadaires, et des mensuels assez complets étaient apparus, avec lesquels nous entrions directement en compétition sans avoir la même souplesse de fabrication qu’eux. Il aurait été encore plus absurde de vouloir rivaliser avec la radio ou la télévision, vecteurs de l’actualité « chaude », alors qu’il nous faut préparer la copie pour l'imprimeur, deux mois à l'avance.

WI :Vous avezpréféré vous concentrer davantage sur la réflexion, le travail des auteurs.

MB :  Il y a des écrivains dont on pense, à tort ou à raison, qu'ils sont importants. En publiant un extrait de leur travail en cours, s’ils souhaitent nous le confier, nous sommes dans l’actualité. Mieux, nous l’anticipons. Par contre, nous ne disposerons jamais de la vitesse de réaction qu’attendent les lecteurs d’un quotidien ou les internautes. Ce n’est pas plus mal ainsi. Autant s’enrichir de cet obstacle, accroître encore notre délai de réponse, creuser l’écho et nous donner le temps de la réflexion. Disons que si quelqu'un d'important meurt, la NRF lui rendra hommage un an après, par un numéro spécial. Nous ferons parler des gens qui l'ont connu, qui l’ont lu, etc. Par ailleurs, quand nous traitons d’un sujet large, la poésie italienne contemporaine, par exemple, nous ne sommes pas au mois près. L'urgence n’est pas comparable à celle d'un journal qui annonce une disparition ou l’attribution du Prix Nobel. Nous vivons dans une autre temporalité.

WI : La NRF crie « vive la lecture dégagée ». « Dégagée » en tant qu’antithèse d'une littérature dite engagée ou « dégagée » en tant que structure indépendante par rapport à Gallimard ?

MB : Dégagée par rapport à la maison Gallimard, c'est économiquement impossible pour la NRF : voyez comment fonctionne le marché, combien de jours les livres restent sur les tables des libraires. Mais se dégager intellectuellement des autres courants d’opinion qui traversent la maison est tout à fait négociable dans le cadre d’une certaine courtoisie. On ne nous impose ni ne nous interdit rien, en principe. Quant à « l’engagement » au sens sartrien, nous serions plutôt engagés contre. Dans le domaine littéraire, j’entends. Cela n’empêche personne de penser.

WI : C'est ce que l’on pourrait appeler « l'extrême-centre », en somme, une ligne éditoriale privilégiant l’analyse rigoureuse.

MB : Il y a un peu de ça. Avant le numéro un de 1909 que l'on va célébrer, il y a eu un « faux-numéro » en 1908, dont Eugène Montfort fut le directeur. Celui-ci avait laissé passer une critique qui s'en prenait vertement à Mallarmé. Gide et ses amis en ont été outrés. Jamais ils ne pourraient s’entendre avec des gens pareils. La rupture a été immédiate et la NRF proprement dite, la véritable, celle qui a duré, a redémarré en 1909 sans Montfort et son équipe. Faut-il voir là un goût de l'extrême-centre ? De manière générale, la revue s’est abstenue de distribuer des étiquettes de gauche ou de droite – des gens aussi divers que Sartre, de Beauvoir, Camus, Malraux ont travaillé à laNRF. Quand il a été clair que Sartre avait envie de s'engager plus nettement à gauche, par rapport à un Gide qui était revenu d'URSS assez désabusé, Gaston Gallimard a fondé Les Temps modernes. Quand Les Temps modernes ont voulu s'ancrer encore davantage à gauche, ils sont passés chez un autre éditeur. Je pense que la NRFn'est ni de gauche ni de droite, encore moins du centre. Ce dont je suis sûr c'est que la période de la Collaboration a été complètement contre-nature à son esprit. C'est une dérive funeste qui a pesé très lourdement sur son image. Au même moment où Drieu la Rochelle en assurait la direction, Jean Paulhan, lui, était résistant. On a interdit la NRF à la Libération. On l'a suspendue, disons. Le purgatoire a duré dix ans. Mais on lui a permis de reparaître sous le nom de «Nouvelle Nouvelle Revue Française » en 1953, avec Jean Paulhan. Par tempérament, la NRF me semble aussi imperméable aux fantasmes de l'extrême droite qu’au marxisme à géométrie variable d’un Sartre. D’une liberté et d’une indépendance qui ont fait son prestige et en ont agacé plus d’un. Assez « gidienne » en cela.

WI : Jean Paulhan, justement, disait que la NRF avait besoin, de temps en temps d'être recommencée. Est-ce votre sentiment ? Si oui, vers quoi auriez-vous envie de l'amener ?

MB : Chaque numéro est un recommencement. Nous espérons toujours que le prochain numéro sera meilleur que le précédent et que nous tirerons les leçons de nos erreurs, quand il y en a. Nous nous inscrivons dans une tradition et je dois rester fidèle au mandat que j’ai accepté. Si j'avais à tout recommencer maintenant… ? Je ferais peut-être une NRF papier prolongée par une NRF sur le net. Avec l’idée qu'un internaute, abonné ou non à la revue, puisse aller sur le site et voir, par exemple, combien de fois est cité Octavio Paz et consulter les textes à l'écran, les imprimer si nécessaire. 

WI : Il s’agirait en quelque sorte d’INA de la NRF où l’internaute, abonné ou non à la revue pourrait trouver une mine de renseignements en quelques clics.

MB : Tout à fait. Je déplore que la NRF soit trop volumineuse pour être présente dans les kiosques. Un travail de numérisation du fond de la maison, y compris celui de La NRF, est en cours. C'est long. Quand il sera achevé, des décisions seront prises au plus haut niveau.  Pour l'instant, je suis heureux dans la ligne que j'ai adoptée : une revue s'intéressant à la littérature la plus vivante, aux jeunes écrivains, et ne dédaignant jamais un inédit d’autrefois quand il nous parle encore aujourd’hui.

WI : Il y a dix ans, lorsque vous avez pris la NRF, vous avez dit que c'était « le cabinet des curiosités, un étalage de gourmandises ». Faites-moi donc saliver. Quelles vont être les prochaines curiosités ?

MB : Cette formule voulait dire que ce n'est pas une revue thématique. On y trouve de la poésie, des critiques, des fragments de romans de tonalités différentes. C'est un objet d'accompagnement qu'on garde près de soi, au pied de son lit, et que l’on peut lire en voyage, dans le désordre, par gourmandise. Le numéro du centenaire commencera par un panorama patrimonial. Nous avons demandé ensuite à des écrivains d'aujourd'hui de choisir des critiques dans les archives de la revue et d’y répondre, avec trente ou cinquante ans de recul : un dialogue passé / présent. Nous laisserons enfin la parole à des écrivains étrangers qui témoigneront du rôle de la NRFsur la formation de leur œuvre, loin de Paris. 

Interview réalisée le 22 janvier 2009

Site de Michel Braudeau

Événements marquant ce centième anniversaire

Expositions

« Cent ans de littérature à La Nouvelle Revue Française »

Avant-propos de Jacques Réda et Michel Braudeau

Cologny (Genève), Fondation Martin-Bodmer

Site

Du 13 février au 12 avril

« Jacques Rivière, l'homme de barre »

Bourges, Médiathèque

Du 18 juin au 31 août

Colloques

« Centenaire de La NRF »

Bibliothèque nationale de France (site François-Mitterrand, Tolbiac, Petit auditorium)

6 février, 9h30-18h

Colloque « La place de La NRF dans la littérature française et européenne. 1908-1943 »

Tourtour (83), Fondation des Treilles

16 au 21 mars

Colloque « Jacques Rivière et la NRF »

Bourges, Médiathèque

Juin 2009

Publications

« La NRF, numéro du centenaire »

« En toutes lettres. Cent ans de littérature à La Nouvelle Revue Française », « Beaux livres », Catalogue de l'exposition de la Fondation Martin-Bodemer, Avant-propos de Michel Braudeau et Jacques Réda

« Une brève histoire de La NRF », Alban Cerisier, « Hors-série connaissance »

« L'Œil de La NRF. Cent livres pour un siècle. », « Folio »

« La NRF », numéros de novembre 1908 et de février 1909 (fac-similé)

« Tables et index de La NRF, 1908-1943 », Claude Martin, « Les Cahiers de la NRF »

« Gaston Gallimard et Jean Paulhan. Correspondance », Laurence Brisset, « Les Cahiers de la NRF »

« Gaston Gallimard et André Gide. Correspondance », « Blanche »

« André Gide et Marcel Drouin. Correspondance », « Blanche »

Et bien sûr, le site internet bientôt mis en ligne dans sa version définitive

www.centenaire-nrf.fr

Bibliobs parle aussi du centenaire, ici


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