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Je fais dans les emmerdes

Publié le 26 mars 2009 par François Monti

"Raymond Chandler" par Scott Laumann
J’aime bien la présentation de la collection Vintage Crime. Le papier n’est pas beau, il y aurait pu y avoir un effort de mise en page et au moins une table des matières, mais j’aime le style de la couv’. C’est peut-être pour ça que j’ai acheté « Trouble is my business » quand je l’ai vu dans une librairie indienne. Voilà qui est con, se déplacer en Inde, y acheter du Chandler. Je ne dis pas le contraire. Mais à y réfléchir, ce n’est peut-être pas plus con que d’y acheter des livres d’auteurs d’origine indienne ayant passé la majorité de leur vie ailleurs que sur le sous-continent. Au moins, là, il y avait la couverture. Quoi qu'il en soit, je ne sais toujours pas pourquoi je l’ai acheté où et quand je l’ai acheté, c’est du passé, il faut bien s’y faire. La nouvelle question, c’est pourquoi j’ai commencé à le lire quand j’ai commencé à le lire, c’est-à-dire hier. La question n’a pas grand intérêt mais je me la pose quand-même. J’ai écrit l’autre jour une notule sur Ray Loriga, dont le prénom d’écrivain est un hommage raccourci à Chandler. C’est peut-être pour ça. Aujourd’hui, ça fait 50 ans que Chandler est mort. J’ai dû voir la date en préparant l’histoire de Loriga. C’est peut-être pour ça aussi que, quand j’ai vu le joli volume Vintage crime, je me suis dit, pourquoi pas, allons-y.
Mais  que dire de Chandler ? Il force l’admiration du lecteur de polar comme de celui de « grande littérature », quelle que soit le sens de cette expression, même si les raisons sont différentes. Père fondateur d’un genre ou d’une école pour les uns, version pulp du modernisme pour d’autres. Curieusement, j’ai donc acheté ce livre en Inde et à l’heure de parler de son auteur, je me sens aussi gêné que si on me demandait d’écrire mes impressions indiennes. Vous voyez, dans ma petite caboche tremblotent quelques conceptions liées aux théories post-coloniales, et des positions vis-à-vis du paternalisme. Quelle que soit mon expérience dans l’ancien dominion britannique, tout ce que j’allais pouvoir en dire allait être malheureusement teinté d’une trop grande conscience de tas de chose qui inhibent à l’heure de causer. C’est pas très clair, c’est comme ça et c’est la même chose en ce qui concerne Chandler : le blog est là, il le prouve, je ne suis pas un lecteur de polar, je parle de l’autre côté de la barrière, du littéraire du prétentieux, quoi que tout cela veuille dire et je suis bien trop conscient que les durs du polar n’aiment pas que les snobs de la fiction dite littéraire mettent le nez dans leurs affaires pour vouloir m’y risquer – suffit de voir certaines réactions à « Noir » de Robert Coover. Je ne dirais donc pas ce que quelqu’un d’autre a très bien dit ailleurs : « je révère Chandler parce qu’à mon sens il est pulp haut-moderniste et (aussi) pour l’œil qu’il a, je veux dire mis à part l’économie et l’esprit, pour les lumières, les textures, les amplitudes et les fréquences » (de sa prose). Je voudrais dire ça, mais je n’ose pas, parce que ça ne veut rien dire sans doute, sauf que moi je l’ai instinctivement compris bien que ça suffirait à faire de moi l’ennemi qui veut reprendre le polar au peuple. Ou un truc du genre. 
Il y a de bonnes histoires dans « Trouble is my business », même si ce n’est pas du vintage Chandler. Si on adore Chandler, comme le dit Allen Barra dans Salon, c’est surtout pour ses romans. Mais on s’amuse dans ces nouvelles. Il y a toujours une femme moins innocente qu’initialement cru, un cadavre de plus, un flic qui se fâche, et un Marlowe qui ne sait jamais exactement pourquoi il fait ce qu’il est en train de faire juste là, quand il se jette dans les bras d’un gros sadique en ayant la certitude de ne pas toucher un balle à la fin. C’est une formule, et Markson, pour encore évoquer un postmoderne de plus, a bien joué avec dans ses deux romans pulp. Voilà donc 50 ans  que le code a été défait et pourtant l’original plait toujours autant. Est-ce l’exotisme du LA des années ’30 ? Ou le plaisir de l’authentique ? Eh bien, on espère que non car pour le coup ce serait effectivement se complaire dans un drôle de paternalisme littéraire. « J’aime parce que c’est cliché ». Non, ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Ce n’est pas la formule du récit qui devrait plaire, ce sont les formules du détective qui restent. Et les descriptions, de lieux, comme de gens, et les images, les chandlérismes on appelle ça (la femme « exclusive as a mailbox »). Mais non, même ça je n’ai pas la légitimité pour le dire, alors je vous laisserai avec Barra qui, dans son article pas toujours juste, en dit quand même, des choses justes. Entre autres, l’originalité de Chandler, même comparé à Hammett, la précision de son style, sa propension à écrire des récits dont la conclusion (qui est coupable et pourquoi?) n’a finalement que très peu d’importance comparé à la façon dont on est arrivé là (le voyage plutôt que la destination) et l’angoisse qui en découle. Barra suggère même que le lecteur doit se pencher sur les intrigues de Chandler de la même façon que d’autres interprètent « Finnegans wake » . Cette dernière remarque me semble osée, peut-être aussi osée que la visite d’un tripot par Lou Harger dans Finger Man. Passons et approuvons le reste.
« Trouble is my business » a été traduit en français par « Les ennuis c’est mon problème ». Même si ce n’est pas tout à fait juste, j’aurais dit « Je fais dans les emmerdes », comme d’autres disent « je fais dans les affaires » ou « je fais dans l’import-export ». La vérité, c’est que parler polar ça crée des emmerdes, et que là je fais dans les emmerdes parce que je n’ai rien dit. Je suis encore plus dans les emmerdes parce qu’il manque 17 pages au milieu de mon exemplaire indien. Voilà donc les emmerdes avec mon banquier : il a fallu que j’achète les deux tomes de Library of America. Mais c’est comme ça. Certains jours, on fait des trucs, on sait pas pourquoi. 
Raymond Chandler, Trouble is my business, Vintage, 275 roupies (mais amputé de 17 pages)

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