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ONGUENTS ET PARFUMS (A propos des "Reliefs du Lirinon" du Louvre - 3)

Publié le 31 mars 2009 par Rl1948

   Dans le cadre de notre déambulation de vitrines en vitrines en cette salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, nous sommes arrêtés, vous et moi ami lecteur, depuis la mi-mars, devant la neuvième d’entre elles; et plus particulièrement devant le premier des deux "Reliefs du Lirinon" provenant de la tombe d’un notable de la XXVIème dynastie, le plus complet à vrai dire, le linteau E 11377.

   (Je rappelle que le second de ces bas-reliefs, E 11162, se trouve quant à lui exposé dans la vitrine 2 de la toute dernière salle, la trentième, du circuit chronologique, à l’étage.)

   Après avoir pour vous envisagé, dans un premier temps, une description des différentes étapes menant à l'élaboration du parfum de lis que ce monument propose, j'avais élargi mes propos, la semaine dernière, pour évoquer quelques tombes dans lesquelles figurent l'une ou l'autre scène se rapportant à cette fabrication : celle de Kagemni, à Saqqarah, datant de la VIème dynastie; celle d'Amenmès, à Thèbes Ouest, de la XVIIIème dynastie et celle de Petosiris, à Tounah el-Gebel, de la XXXème dynastie, à l'extrême fin donc de l'histoire pharaonique égyptienne proprement dite, juste avant la première invasion des Perses. 

   Aujourd'hui, poursuivant toujours mon évocation des onguents et des parfums, je voudrais plus particulièrement vous emmener dans quelques-uns des plus grands temples égyptiens, des plus visités, aussi. 

ONGUENTS ET PARFUMS (A propos des

   Parmi les blocs retrouvés par l’égyptologue français Georges Legrain (1865 - 1917) sous le dallage de la Cour de la Cachette, dans le temple de Karnak, en 1903-04, figurent les fragments d’une porte de calcaire, actuellement conservés dans une sorte d’entrepôt d’antiquités à ciel ouvert baptisé "magasin du Cheikh Labib", ayant appartenu à une construction que les détails paléographiques permettent de dater du Moyen Empire, et que les égyptologues appellent "magasin à onguent".


   Il s’agit en fait d’un édifice élevé en briques de terre crue, assez semblable, d’où son appellation actuelle, aux "magasins" nord de Thoutmosis III sis dans la cour dite du Moyen Empire, dont la particularité était, d’après les cinq blocs mis au jour, de constituer une sorte de réserve pour la conservation des onguents sacrés : on peut en effet apercevoir sur chacun de ces fragments, et le texte lui-même, gravé en creux et en colonnes verticales, le prouve à l’envi, un personnage qui apporte des vases typiques contenant ces produits liturgiques.


   Indépendamment de l’intérêt qu’ils présentent concernant les origines géographiques des produits importés en Egypte, et donc les relations commerciales pérennes et stables entretenues avec ces régions : Tyr et la Phénicie, le Mitanni, (un des Etats de la Mésopotamie antique), le Retenou, le nord du Liban et une partie de la Syrie actuels, et jusqu’à Tounip, sur l’Oronte, ces blocs de montants de porte indiquent donc la présence au sein du plus grand complexe architectural égyptien voué aux dieux, Amon en priorité, d’un édifice qui, s’il n’était pas nécessairement destiné à la fabrication des onguents eux-mêmes, n’en était pas moins prévu non seulement pour conserver les aromates ou autres substances provenant de la "Terre du dieu", c’est-à-dire des régions d’Asie mentionnées ci-dessus, au nord-est du pays et du Pays de Pount, au sud-est, et avec lesquels ils étaient confectionnés; mais aussi, au terme de la ligne de production, les produits finis et prêts à l’emploi.


   A Karnak encore, mais datant du Nouvel Empire cette fois, existait aussi un "magasin" pour la conservation de l’encens voulu par la reine Hatchepsout "pour son père Amon, afin que ce domaine-ci (= Temple d’Amon lui-même) soit toujours dans l’odeur de la terre du dieu". (= Pays de Pount)

   Enfin, un peu plus tard, toujours dans l’enceinte du même complexe religieux, Thoutmosis III fit ériger une chapelle dont la fonction était d’entreposer les résines à brûler et les parfums du dieu. Sur les montants de la porte de cet édifice, un texte, assez proche d'ailleurs de celui d’Hatchepsout, précise que le roi Thoutmosis III "a fait comme son monument pour son père Amon, maître des Trônes du Double Pays, l’acte de construire un magasin pour l’oliban (pour faire) les parfums précieux, afin que ce domaine-ci soit toujours dans l’odeur de la dotation divine. Il a fait cela étant vivant éternellement."
 

  J'ajouterai, pour terminer, que de semblables "magasins" pour la conservation, ou d’"officines" pour la préparation des produits aromatiques virent également le jour dans certains "temples de millions d’années", notamment au Ramesseum et à Medinet Habou - (pour ne faire référence qu’aux premiers Ramsès) -, sur la rive occidentale de Thèbes.


   Mais d’autres édifices cultuels que ceux du Nouvel Empire, datant ceux-là de l’époque gréco-romaine, ont également conservé la trace de la confection de parfums et d’huiles liturgiques : c’est le cas, notamment à Philae, à Dendera, à Kom Ombo, et à Edfou.


   Ainsi, si un jour vous avez l'opportunité de vous rendre à Dendera, vous découvrirez par exemple la liste des neuf huiles canoniques - (énumération qui se trouvait également dans la tombe de Ptahotep, à Meïdoum) -, que l’on offrait aux dieux lors de certaines cérémonies religieuses.


   A Dendera aussi, les textes hiéroglyphiques vous apprendront que si le roi apportait de quoi vêtir le corps de la statue du dieu, il se munissait également de "toutes les huiles du rituel divin, préparées par l’Ibis et cuites par Chesemou", le dieu des pressoirs, qu'ils soient pour le vin ou pour les parfums.
   A Dendera enfin, vous lirez des formules telle que : "J'offre à ta face parfaite l'huile au doux parfum d'oliban sec de première qualité". Ou celle-ci, adressée à Hathor : "Son parfum est distingué plus que celui des dieux et des déesses". 

  

  Sans entrer dans un excursus qui m'éloignerait considérablement de mon sujet, il me semble néanmoins utile ici de rappeler qu’un temple, de quelque époque qu’il soit, mais immanquablement organisé autour de la statue divine qu'abritait le naos, (cette chapelle/sanctuaire située au sein même de l'édifice), était pensé comme un véritable microcosme, reproduisant en fait la perfection de la Nature; et, suivant évidemment la configuration intérieure des salles, comme un endroit privilégié de création possible des productions propres à cette Nature, notamment la fabrication de parfums et d’onguents, étant bien entendu que le monde particulier en soi de ces senteurs imprégnait d’une ambiance aromatique l’air confiné de l’intérieur de l'édifice et, par analogie, du cosmos tout entier.

   Rappeler aussi qu'à l'intérieur de chaque temple, les prêtres se devaient de respecter un rituel qui, en outre, tenait compte des traditions locales et de leurs variantes théologiques.
   Rappeler enfin que toute offrande du souverain représentée sur les différentes parois du monument concrétisait un échange : Pharaon, intercesseur entre les hommes et le cosmos, offre un produit fini à la divinité et celle-ci, symboliquement, magiquement, en restitue la matière première. Ainsi, et pour prendre un exemple en relation avec cet article, si l'offrande royale consiste en vases de parfums, la divinité est censée permettre que se maintienne
l'abondance des composants de base dans les terres productrices (Pays de Pount, entre autres).
   Quoiqu'il en soit, entretenir la présence divine dans un temple contribuait à assurer le "bon ordre des choses", la maât donc, dans tout le pays et, partant, dans le cosmos tout entier. 
  


   Si d’aventure, c’est vers Edfou que vous portent vos pas, ne manquez pas de visiter, tout au fond à gauche de la salle hypostyle, une petite pièce appelée "Laboratoire" par les égyptologues, sorte d’officine sur les murs de laquelle de hautes colonnes de hiéroglyphes gravés en léger relief fournissent différentes recettes de fabrication des parfums liturgiques.
 

   Nous possédons en réalité peu de textes concernant la fabrication de ce type de produits. Toutefois, avant cette salle, dans le pronaos, exactement à droite de l’endroit où le prêtre  purifiait le roi, s'ouvre la "Bibliothèque" dans les murs de laquelle étaient percées des niches contenant les coffres protégeant les rouleaux de papyrus notifiant le rituel journalier, ainsi que celui des fêtes.


   Le relevé des documents que ces coffres recelaient - et dont, par parenthèses, aucun ne nous est parvenu -, se trouve fort heureusement indiqué sur les parois de la salle. Il fait ainsi mention d’un traité intitulé "Liste de tous les mystères du Laboratoire".

   Et fort judicieusement aussi, ces formules dont n’avaient ici été conservés que les titres génériques, sont gravées en beaux hiéroglyphes ptolémaïques sur les parois du "Laboratoire", quelques mètres plus loin. On y peut ainsi lire une liste exhaustive des gommes-résines avec lesquelles les aromataires officiels du temple confectionnaient certains onguents, mais aussi les recettes de composition de différents parfums destinés soit à l’onction de la statue divine, à Edfou, en l’occurrence, celle d’Horus, soit à alimenter des coupelles dans lesquelles ils se consumeraient tout en se mêlant à l’atmosphère du temple, suggérant ainsi, de manière olfactive évidemment, la liaison que les prêtres voulaient entretenir entre l’espace intérieur du monument, résumé du cosmos, et l’espace extérieur, géographique, jusqu’à la région d’origine de tous les produits constituants, à savoir : la Terre du dieu.


  Il semble donc bien que toutes ces senteurs fassent office de passeurs sensoriels d’un monde à un autre : de l’ici-bas à l’au-delà, du monde des réalités physiques à celui des concepts ou, pour l’exprimer autrement, du monde des hommes à celui des dieux.
Monde auquel, apparemment, fait essentiellement référence l’exposition "Les Portes du Ciel" qui vient de s’ouvrir pas loin de nous, ici, au Louvre, précisément, dans le Hall Napoléon, sous la Pyramide. (http://mini-site.louvre.fr/portesduciel/)


 

   Parmi les recettes gravées sur les parois du "Laboratoire" du temple d’Edfou, en figurent deux, assez différentes quant à leur forme, du célèbre "Kyphi", souvent évoqué par les auteurs antiques. Ainsi Plutarque, que j'ai déjà convoqué pour vous narrer les mésaventures de la reine Cléopâtre, les samedis 24 et 31 janvier derniers, dans un ouvrage cette fois consacré à la théologie et à la philosophie égyptiennes, Isis et Osiris, y fait-il à plusieurs reprises allusion.


   Après avoir précédemment spécifié que trois fois par jour, les Egyptiens brûlaient des parfums en l’honneur du soleil (de la résine au lever, de la myrrhe quand il est à son zénith et du kyphi à son déclin), il termine en écrivant :


   " Le Kyphi est un parfum dont le mélange est composé de seize espèces de substances : de miel, de vin, de raisins secs, de souchet, de résine et de myrrhe, de bois de rose, de séséli; on y ajoute du lentisque, du bitume, du jonc odorant, de la patience, et en plus de tout cela du grand et du petit genévrier - car il y en a de deux espèces -, du cardamome et du calame. Ces divers ingrédients ne sont pas mêlés au hasard, mais selon des formules indiquées dans les livres saints, qu’on lit à ceux qui préparent ce parfum au fur et à mesure qu’ils en mélangent les substances. Mais comme la plupart de ces substances mélangées ont une vertu aromatique, il s’en dégage un souffle suave et salutaire. Sous leurs influences l’état de l’air est changé, et le corps doucement et agréablement effleuré par leurs émanations, se laisse aller au sommeil et acquiert une disposition évocatrice. Les afflictions et les contentions des inquiétudes quotidiennes se détendent comme des liens et se dissipent sans le secours de l’ivresse ..."


   On comprend ainsi, non seulement à lire l’énumération des composants, mais aussi en se souvenant de la récurrence des étapes d’élaboration décrites mardi dernier, que la conception de semblables parfums particulièrement subtils, pouvait prendre jusqu’à six mois ! Dès le pressage des fleurs terminé, les essences ou les huiles recueillies étaient mises en jarre afin d’être transportées vers des "laboratoires" comme celui d’Edfou : là, les maîtres parfumeurs s’ingéniaient à mélanger entre eux les différents ingrédients du futur parfum; laissaient décanter le tout avant de réitérer une, deux ou trois fois de suite les mêmes gestes pour, en fin de parcours, obtenir ce qu’ils espéraient.
   Il existe aussi, dans ce même "Laboratoire", une liste gravée de toutes les variétés de cet oliban pour la conservation duquel, à Karnak, Thoutmosis III fit ériger une chapelle, et que les Egyptiens appelaient "anti", alors que les textes pharaoniques antérieurs se contentaient simplement d'indiquer par un qualificatif s'il était frais ou sec, et par l'adjonction d'un déterminatif spécifique s'il s'agissait d'huile ou d'essence.
   Sur les quatorze dénominations répertoriées sur cette liste, si les trois dernières sont uniquement destinées à un usage profane, les onze premières caractérisent les espèces nécessaires pour le service du culte dans le temple même.  
 

    A propos d’Edfou, un dernier mot, si vous me le permettez : avez-vous remarqué ci-dessus, ami lecteur, sur les soubassements de la salle, la procession de divinités, de peuples et de régions d’où provenaient tous ces produits ? Cette théorie de personnages ne vous rappelle-t-elle pas le défilé des domaines, des porteurs et porteuses d’offrandes que nous avons ensemble admiré, le 14 octobre 2008, sur une des parois de la chapelle funéraire d’Akhethetep ? 

(Aufrère : 2007, 143-7; Bardinet : 1995, 251 sqq.; Baum : 2003, 71-82; Cauville : 1984, 26-7; Cauville : 2001, ibid.; Cherpion : 1994, 79-107; Daumas : 1975, 107-109; Le Saout : 1987, 325-38; Plutarque : 1924, 164 et 231-4; Shimy : 1998, 201-37)


  


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