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LE SERAPEUM DE MEMPHIS (L'Égypte de Pierre Loti - 5)

Publié le 04 avril 2009 par Rl1948

LE SERAPEUM DE MEMPHIS (L'Égypte de Pierre Loti - 5)


    Pour ce dernier article avant le congé de Printemps qui commence, en Belgique à tout le moins, aujourd'hui même, je vous propose, ami lecteur, une dernière fois de suivre Pierre Loti dans son périple sur la terre des pharaons, en 1906. J'ai choisi, après vous avoir donné à découvrir ses impressions successivement à propos de la ville du Caire, du sphinx et des pyramides et, dernièrement, du kiosque et du temple engloutis de Philae, de vous donner à lire, ce samedi, sa vision du Sérapéum de Memphis, extraite d'un chapitre intitulé Chez les Apis, le sixième de l'ouvrage que nous avons feuilleté de conserve au mois de mars, et qu'il consacre à cet ensemble de sépultures destinées aux momies des taureaux sacrés qu'Auguste Mariette mit au jour au milieu du XIXème siècle.
LE SERAPEUM DE MEMPHIS (L'Égypte de Pierre Loti - 5)
  Les demeures des Apis, dans l'obscurité lourde, en dessous du désert memphite, sont, comme chacun sait, de monstrueux cercueils en granit noir rangés le long de catacombes toujours chaudes et étouffantes ainsi que d'éternelles étuves.
   Des berges du Nil, pour aller chez eux,  il nous faut traverser d'abord la région basse que les inondations du vieux fleuve, régulières depuis le commencement des temps, ont fini par rendre propice à l'éclosion des plantes et au développement des hommes : une ou deux heures de route, le soir, à travers des futaies de dattiers dont les belles palmes tamisent sur nos têtes la lumière d'un soleil de mars à demi voilé par des nuages et déjà déclinant. De loin en loin des troupeaux paissent à cette ombre légère. Et nous croisons des fellahs paisibles qui ramènent des champs, vers les villages de la rive, leurs petits ânes chargés de gerbes. Il fait doux et il fait salubre sous ces hauts bouquets de plumes vertes indéfiniment répétées, qu'un vent tiède remue presque sans bruit. On a l'impression d'être dans une zone heureuse, où la vie pastorale doit être facile, même un peu paradisiaque.
   Mais là-bas, devant nous, il y a un monde tout autre qui de plus en plus se révèle; son aspect prend l'importance d'une menace de l'Inconnu; il terrifie comme une apparition du chaos, de l'universelle mort ... Ce monde, c'est le désert, le désert  dominateur, au milieu duquel l'Egypte habitée, les verdures du Nil tracent à peine un étroit ruban, et, ici plus qu'autre part, il est saisissant à regarder surgir, ce désert souverain, tant il se tient surélevé et nous laisse en contrebas de lui, dans la vallée édénique où les palmiers nous ombragent.
   Avec ses tons jaunes, ses marbrures livides, avec ses sables qui lui donnent des aspects d'inconsistance, il se dresse sur tout l'horizon comme une espèce de muraille molle ou de grande nuée à faire peur, - ou plutôt comme une longue vague de cataclysme, qui ne bouge pas, c'est vrai, mais qui pourrait bien se déverser et engloutir.
   De plus, il est le "désert memphite", c'est-à-dire un lieu tel qu'il n'en existe point d'autre sur terre, une nécropole fabuleuse où les hommes d'autrefois ont durant trois mille ans amoncelé des morts embaumés, exagérant de siècle en siècle l'orgueil fou de leurs tombeaux;  donc, au-dessus de ces sables qui font l'effet d'une lame de quelque mascaret mondial arrêté dans sa marche, nous voyons se lever de tous côtés, jusqu'au fond des lointains, des triangles aux proportions surhumaines, qui étaient en leur temps des couvertures à momie : les pyramides, encore debout là toutes, sur le sinistre piédestal que leur fait le désert; les unes assez proches, les autres plus perdues dans l'arrière-plan des solitudes, - et peut-être plus terribles pour n'être ainsi qu'esquissées en grisailles, trop haut devant les nuages.
(...)
  L'habitation des Apis, seigneurs de la nécropole, est à peine à deux cents mètres d'ici. On nous annonce que c'est éclairé chez eux et que nous pouvons nous y rendre.
   Descente par un étroit couloir en pente rapide, creusé dans le sol, entre des talus de pierrailles et de sable. Tout de suite nous sommes abrités, là-dedans, contre le vent si âpre qui souffle sur le désert, et même, de la porte d'ombre, béante devant nous, vient comme une haleine de four : il fait toujours sec et chaud dans les souterrains funéraires de l'Egypte, qui sont de merveilleuses étuvres à momies. Le seuil franchi, c'est l'obscurité d'abord. Précédés d'une lanterne, tours et détours, marchant sur de larges dalles, rencontrant des stèles, des blocs éboulés, de gigantesques débris, dans une chaleur toujours croissante.
   Enfin nous apparaît la principale artère de l'hypogée, l'artère de cent cinquante mètres de long, taillée dans le roc, où les bédouins ont préparé pour nous leur grêle illumination d'usage.
   Et c'est un lieu d'aspect terrible, où vous saisit dès l'entrée le sentiment du trop lugubre, l'oppression du trop lourd, du trop écrasant, du surhumain. Les petites flammes impuissantes d'une cinquantaine de pauvres chandelles, que l'on vient de planter sur des trépieds de bois, en enfilade d'un bout à l'autre du parcours, nous montrent, à droite et à gauche de l'immense avenue, des cavernes sépulcrales carrées contenant chacune un cercueil noir, mais un cercueil comme pour un mastodonte. Ils sont carrés aussi, tous les cercueils si sombres et pareils, sortes de caisses sévèrement simples, mais faites d'un seul bloc de granit rare, aussi luisant que du marbre. Aucun ornement; il faut y regarder de près pour distinguer, sur ces parois lisses, les inscriptions hiéroglyphiques, les rangées de petits personnages, de petits hiboux, de petits chacals qui racontent en une langue perdue l'histoire des antiques humanités; ici, la signature du roi Amasis; là, celle du roi Cambyse ... Quels Titans ont pu les tailler, de siècle en siècle, ces cercueils (ils ont au moins douze pieds de long sur dix de haut), et ensuite les amener sous terre (ils pèsent de soixante à soixante-dix mille kilogrammes en moyenne) et enfin les mettre en rang dans ces espèces de chambres, où ils sont là tous comme embusqués sur notre passage ?
   Chacun, en son temps, a contenu très à l'aise sa momie de boeuf Apis, cuirassée de plaques d'or; mais malgré leur pesanteur, malgré leur solidité à défier toute destruction, ils ont été spoliés à des époques mal définies, sans doute par des soldats du roi de Perse. Rien que les avoir ouverts représente déjà un travail étonnant de patience et de force; pour certains, les voleurs ont réussi, avec des leviers, à faire glisser de quelques centimètres le formidable couvercle; pour d'autres, en s'obstinant à coups de pioche, ils ont percé dans l'épaisseur du granit un trou par lequel un homme a pu se faufiler comme un rat, comme un ver, et fourrager à tâtons autour de la momie sacrée.
   Dans l'hypogée colossal, ce qui vous saisit le plus, c'est la rencontre que l'on y fait, au milieu du couloir de sortie, d'un autre cercueil noir resté là en travers du chemin comme pour le barrer. Il est aussi monstrueux et aussi simple que les autres, ses aînés, qui, plusieurs siècles avant sa venue, avaient commencé de s'aligner le long de la grande voie droite, à mesure que se mouraient les taureaux déifiés; mais il n'est jamais arrivé jusqu'à sa place, lui, et n'a jamais reçu sa momie. Il a été le dernier. Pendant la période où on le roulait avec lenteur, à grand renfort de muscles tendus et de cris haletants, vers sa chambre quasi éternelle, d'autres dieux étaient nés et le culte des Apis avait pris fin, - là tout à coup, ainsi qu'il peut arriver pour les religions ou les institutions des hommes, même les plus solidement enracinées dans leurs âmes et dans leur passé ancestral ...
   C'est peut-être cela, du reste, qui est la plus terrifiante de toutes nos notions positives : savoir qu'il y aura un dernier de tout; non seulement un dernier temple, un dernier prêtre, mais aussi une dernière naissance d'enfant humain, un dernier lever de soleil, un dernier jour ...  

(Pierre LOTI, Chez les Apis, dans La Mort de Philae, (1909), Paris, France Loisirs, 1990, pp. 63-71) 
   Les vacances scolaires de Printemps étant à nos portes (belges, à tout le moins), je vous convie, après ce dernier rendez-vous littéraire,  à me rejoindre dans une quinzaine de jours, le mardi 21 avril très précisément, en matinée si cela vous agrée, devant la vitrine 10 de la salle 4 du Département des Antiquités du Musée du Louvre; pour autant, bien évidemment, que vous souhaitiez que nous poursuivions ensemble cette visite virtuelle que nous effectuons depuis un petit peu plus d'un an maintenant.
Bon congé pascal à vous, ami lecteur ...  
  


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