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"Pierre Bergounioux, l'héritage" (lecture de Tristan Hordé)

Par Florence Trocmé

Dès qu’on s’écarte du monde social, de sa diversité, de ses contrastes et de ses contradictions, on perd le sens du réel.
Pierre Bergounioux, l’héritage, p. 139.

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Le livre porte en sous-titre Pierre Bergounioux / rencontre avec Gabriel Bergounioux, et il est difficile d’imaginer une complicité plus grande dans les échanges : les deux frères n’ont jamais cessé de dialoguer depuis l’enfance. Les questions du cadet, toujours précises, suscitent des réponses très développées, sans trace d’oralité. L’ensemble, édité en 2002, repris aujourd’hui avec une bibliographie mise à jour et des extraits supplémentaires de ses récits, apporte aux lecteurs de Pierre Bergounioux bien des éclairages indispensables. Comme dans les autres volumes de la collection "Les Singuliers", une abondante iconographie et des fragments de livres publiés accompagnent l’entretien.

La première question posée laisse supposer que l’entretien ne fait que se continuer et implique un retour en arrière : « Qu’est-ce qui s’est passé finalement ? ». C’est à une plongée dans la mémoire, plongée commentée, que nous invite le livre. Le lecteur y retrouvera des éléments éparpillés dans une partie de l’œuvre, construite en effet à partir de souvenirs et de réflexions sur le passé. La question, que chacun se pose à un moment de la vie, peut se formuler aussi « comment suis-je devenu ce que je suis ? » et la réponse est un récit d’initiation. Non pas raconter le parcours d’un "je", mais l’intégrer dans une histoire collective, de plusieurs manières.

Dans le développement affectif, intellectuel, le rôle de la famille au sens large ne peut être omis ; « On croit suivre son penchant, inventer sa vie alors qu’on perpétue quelque chose que nous ont légués, sans y avoir eux-mêmes jamais songé, nos ascendants ». Tout semble décidé avant même la naissance et aucun choix n’est possible ; mais cette détermination n’est pas celle d’un destin écrit de toute éternité même si certaines formulations pourraient le laisser penser. Pierre Bergounioux écrit : « Tout est perdu d’avance », mais il ajoute aussitôt : « Mais rien ne saurait nous empêcher de livrer bataille »

La détermination n’est pas essentiellement d’ordre familial, mais social. Sur ce point, les portraits des camarades d’enfance sortis du circuit scolaire après la communale sont éloquents ; tous, marqués par le travail d’ouvrier d’usine, de mécanicien dans l’atelier, etc., « vieillissaient très vite », s’éloignant physiquement et par leur mode de vie, de Pierre Bergounioux occupé à « d’abstraites études au lycée »1. Peu quitteront ce monde dans lequel ils ont grandi, ne supposant pas qu’il en existe de différent, monde vécu par Pierre Bergounioux comme fermé, étriqué, sans avenir, avec des adultes aux yeux clos et aux oreilles bouchées. « On se prenait, en secret, à préférer mourir que d’avoir un jour à leur ressembler ».

Les lieux eux-mêmes, Brive, la Corrèze sont étroits ; quitter la petite ville, c’est se déplacer dans des paysages dans lesquels « on ne voit jamais loin » et où, en même temps, le bleu du ciel donne « la sensation de notre finitude ». S’y oppose, dans la mythologie de Pierre Bergounioux, la Bouriane, ouverte, accueillante où il connaissait (et encore aujourd’hui) « un bonheur inexprimable » et dont, dans l’enfance, il retrouvait un peu ce qui le séduisait dans le jardin proche du grand-père, qui y avait acclimaté la flore du Quercy.

Des lieux et des personnes sans grâce, mais aussi une enfance sans partage de mots avec le père. Pierre Bergounioux reviendra souvent sur sa douleur de n’avoir pu rompre l’obstacle qui les séparait, surmonter « ces forces occultes qui hantent l’espèce, l’instinct de mort, la déraison, une ivresse de destruction ». C’est grâce à la mère qu’est traversé « l’aride désert de l’adolescence » et supporté la mélancolie du père.

Voilà pour l’héritage. Le départ et les études, qui conduisent Pierre Bergounioux à Limoges, puis à Bordeaux et Paris, est un exil mais d’abord régénérateur : les lumières brillent dans les villes, pas dans un monde rural avec ses habitudes archaïques, un dialecte qui isole des communautés closes. « J’ai vu le jour pour la deuxième fois. C’est là qu’a commencé ma vie seconde » et il insiste sur « L’avantage décisif de l’exil lorsqu’il nous conduit dans une plus grande ville ». C’est dans la ville qu’il s’initie à l’art contemporain, qu’il découvre ce qu’est le marxisme et Descartes. Viendront plus tard la passion pour l’entomologie, la géologie, les ferrailles récupérées qui deviennent sculptures, et en même temps le désir de ne pas laisser ce qu’il avait appris sans application, de « comprendre ce qui se passait » : il se tourne alors vers « l’univers opaque, oppressant des commencements ».

De là sont issus presque tous les livres de Pierre Bergounioux — les premiers mots notés dans la solitude du plateau de Millevaches, gribouillés plutôt sur un ticket de parking. Pas d’invention, mais répondre d’une certaine manière aux demandes d’explications de l’enfant qu’il avait été. Travail obstiné et impossible à achever, que cet effort pour éclaircir ce qui vient si mal au jour, mais qui aboutit à mes yeux à la seule réponse intéressante :

Les seules choses qui vaillent la peine d’en parler sont celles que nous avons eu à connaître et, par suite, pâtir [...]. Les convoquer sur le papier, c’est le connaître pour ce qu’elles furent, délimiter leur strict contour, récupérer le reste, c’est-à-dire notre liberté.

 

 

Contribution Tristan Hordé

Pierre Bergounioux, l’héritage, éditions Argol, 2008, 25 €.



1 Sur ce point on relira Un peu de bleu dans le paysage, éditions Verdier, 2002.


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