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Antonin Artaud, entre totem et tabou.

Publié le 15 avril 2009 par Savatier

 Rien n’est simple, dès qu’il est question d’Antonin Artaud. C’est ce qu’explique avec une précision quasi-chirurgicale Florence de Mèredieu dans son volumineux essai, L’Affaire Artaud (Fayard, 678 pages, 29,90 €). J’avais suivi de loin en loin cette affaire médiatisée, quoique paradoxalement peu connue du grand public, depuis la fin des années 1970, à la faveur de relations amicales entretenues avec Gaston Ferdière qui avait été le dernier psychiatre d’Artaud, mais j’ignorais bien des détails que l’auteure dévoile au fil des pages.

Pour comprendre « l’affaire », il faut revenir à son origine, ce qu’elle appelle « la scène primitive » qui débute le 4 mars 1948, à la Maison de santé d’Ivry-sur-Seine. Le poète est découvert mort dans sa chambre. Vers 8 heures du matin, une secrétaire prévient Paule Thévenin, une amie du poète qui fait partie de ce cercle qu’on appellera vite « les amis de la dernière heure ». La famille d’Artaud sera étrangement avertie tbeaucoup plus tardivement ; elle n’arrivera qu’en fin d’après-midi. A sa grande surprise, elle découvrira une pièce entièrement vide. Les nombreux dessins et manuscrits (406 cahiers !) du Mômo, visibles encore la veille, ont disparu, ainsi que sa correspondance, ses livres, ses moindres notes. Déjà, deux « clans » se forment et le lecteur s’interroge : pourquoi l’administration n’a-t-elle pas prévenu en priorité la famille, selon la procédure habituelle ? Que s’est-il passé, ce matin-là, dans cette chambre, autour du cadavre ?

Les amis d’Artaud estimaient qu’il existait un risque, pour l’œuvre d’Artaud. La famille aurait pu occulter une partie – sulfureuse – de ses écrits, par simple bigoterie plus encore que par ignorance. La mère du poète était effectivement connue pour ses profonds sentiments chrétiens, son frère Fernand semblait encore plus confit en dévotion. Or, les textes d’Artaud traitaient fréquemment de religion, de sexualité ; ils regorgeaient de « blasphèmes » et faisaient une large place aux « outrances verbales », autant de sujets scandaleux et inacceptables pour de petits bourgeois bien-pensants. Il faut préciser que l’œuvre d’Artaud n’est pas, comme une image d’Epinal le laisserait volontiers croire, l’expression plus ou moins pathétique d’une maladie mentale ; elle se présente avant tout comme hautement subversive, corrosive, mettant à mal toutes les conventions sociales, religieuses, littéraires et jusqu’au langage même.

Les soupçons des amis étaient loin d’être infondés. Fernand s’opposa ainsi à la publication

de « l’adresse au pape » de son frère, texte qu’il jugeait inconvenant. On peut imaginer ce qui serait advenu si les manuscrits étaient tombés entre les mains de la famille, ou au moins de certains de ses membres… Les exemples abondent, dans la littérature, d’héritiers abusifs qui s’attachèrent à « nettoyer » l’œuvre de leurs aïeux ! Songeons à Caroline Aupick, la mère de Baudelaire – elle aussi passablement confite en bondieuserie – qui tenta de faire supprimer Le Reniement de saint Pierre d’une réédition des Fleurs du Mal, à Caroline Commainville, la nièce de Flaubert, qui « épura » sa correspondance, à Edmond Richard, qui fit de même pour les archives d’Apollonie Sabatier, à Isabelle Berrichon, la sœur de Rimbaud. En escamotant les documents réunis dans la chambre d’Artaud, on peut donc penser que Paule Thévenin contribua à sauver son œuvre. Mais, ce faisant, elle contribua aussi au fil des années, nous indique Florence de Mèredieu dans une longue démonstration fortement documentée, à la dénaturer.

Lorsqu’on lit le fruit de son enquête, on découvre que, dès 1948, les mouvements qui s’organisent autour du Mômo semblent s’apparenter, par analogie, à une secte. On y trouve une divinité (le poète), une grande prêtresse intouchable (Paule Thévenin), une chapelle concurrente diabolisée (la famille), des fidèles entièrement dévoués à leur pythie et pratiquant parfois la foi du charbonnier en toute irrationalité, des zélotes prêts à toutes les manipulations, des totems et reliques (les manuscrits et dessins), des apparitions et disparitions aussi miraculeuses que suspectes (des mêmes documents), de puissants réseaux d’influence (jusqu’aux hautes sphères de l’Etat et du monde intellectuel), un sentiment de fièvre obsidionale (« tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous, etc. »), quelques affaires de « gros sous », des tabous et une garde prétorienne qui interdit à quiconque n’est pas adoubé, à quiconque ferait preuve de liberté d’esprit, l’accès à la divinité et à ses reliques, n’hésitant pas – selon l’expérience de l’auteure – à user de pressions, voire de menaces à peine voilées. C’est probablement un cas unique dans l’histoire littéraire.

L’auteure transgresse un tabou majeur en instruisant dans son essai le procès de Paule Thévenin, figure incontournable de la galaxie Artaud, femme de caractère, pour le moins, que même ses amis décrivent comme redoutable, voire « emmerdeuse » à ses heures. Celle-ci se serait dès l’origine abusivement arrogée un droit sur les œuvres d’Artaud en donnant une interprétation très extensive d’un pouvoir que l’écrivain lui avait confié, reproduit in extenso dans le livre. De ce document, il résulte simplement qu’Artaud donne qualité à son amie de percevoir ses droits d’auteur sur une liste déterminée d’ouvrages, à charge pour elle de les lui remettre. Il ne s’agissait donc pas d’un pouvoir général incluant l’ensemble de ses écrits passés et à venir. Il s’agissait encore moins d’un testament littéraire la chargeant de publier ses manuscrits. Il serait trop long de détailler ici la masse des tractations, des procès et des pressions que Florence de Mèredieu décrit par le menu et dont le blocage de la publication progressive des œuvres n’est pas le moindre épisode.

On peut en revanche souligner deux aspects particulièrement intéressants : comme elle en fit l’amère expérience en 1981, après une visite chez l’amie du poète, l’accès aux documents et leur utilisation – en dépit de l’autorisation des ayants droit, s’agissant ici de dessins en sa possession – semble avoir été systématiquement refusé aux personnes étrangères au “clan”. Concernant les manuscrits, la détentrice prétendait en outre ne pas les posséder ce qui, compte tenu de la manière dont ils étaient parvenus jusqu’à elle et des réclamations de la famille, se comprend aisément. Ce qui se comprend moins, c’est son mépris apparent pour tous ceux qui ne faisaient pas partie de son cercle ou d’une élite, de préférence médiatisée.

Plus grave, l’auteure dénonce une manipulation des manuscrits opérée par Paule Thévenin, depuis longtemps présentée aussi « officiellement » qu’arbitrairement comme la seule capable de déchiffrer l’écriture d’Artaud, lors de la (lente) publication des divers tomes des Œuvres complètes chez Gallimard. Elle qualifie ainsi le tome XXVI, où figure la célèbre conférence que donna le Mômo au théâtre du Vieux-Colombier, de « supercherie ». Décalage de textes, suppressions, montages, omissions, ajouts de ponctuation ne sont en effet guère pratiqués par les transcripteurs de manuscrits, même lorsque ceux-ci sont complexes ou difficiles à décrypter (ayant travaillé sur les manuscrits de Théophile Gautier pour mon édition critique de ses Œuvres érotiques, je puis le confirmer). Or, il n’est qu’à lire le synoptique des pages 202 et 203 de L’Affaire Artaud pour constater que la transcription de Paule Thévenin et la transcription diplomatique (c’est-à-dire respectant exactement la graphie et l’agencement du manuscrit de chaque page) réalisée par Florence de Mèredieu sur l’un des cahiers originaux, maintenant conservés à la BnF, ne correspondent absolument pas. Un constat troublant, de nature à remettre sérieusement en question les travaux de Paule Thévenin et qui lui inspire ce commentaire : « – Le montage et l’abouchement de textes entre eux qui proviennent de Cahiers et de pages différents. Ces textes ainsi ʺcollésʺ et ajustés les uns aux autres de manière arbitraire par Paule Thévenin peuvent aller d’une ligne à plusieurs pages. Ce montage bouleverse, sans raison et de façon grave, la continuité du texte. »

Pour une partie du monde des Lettres qui considère Paule Thévenin comme intouchables – certains vont jusqu’à la comparer au grand baudelairiste Jacques Crépet ! – voilà qui s’apparente à un sacrilège. D’autant que l’auteure a parfois des mots cruels, soulignant, par exemple, que ce n’est pas l’œuvre d’Artaud qui n’aurait pas existé sans Paule Thévenin, mais bien le contraire… Et l’histoire réserve parfois des surprises plus cruelles encore. Dans une note de l’édition Quarto-Gallimard des Œuvres d’Artaud établie par Evelyne Grossman qui fut publiée en 2004, cette dernière notait en effet : « Tout ce passage et celui qui suit sont rédigés au crayon d’une écriture si rapide que les mots, parfois, ne sont plus même formés. La retranscription donnée de ce passage dans les Œuvres complètes [établie par Paule Thévenin] est parfois une reconstruction conjecturale. » Reconstruction conjecturale… Les termes restent diplomatiques, mais le désaveu ainsi exprimé à l’égard de Paule Thévenin frappe le lecteur. Voilà qui explique en partie la condamnation de cette édition Quarto par Jacques Derrida, l’un de ses plus prestigieux soutiens inconditionnels…

L’essai de Florence de Mèredieu aborde toutes les facettes de l’Affaire Artaud, ou plutôt des affaires, car, comme les poupées gigogne, elles s’encastrent les unes dans les autres. Elle décortique les différents et très nombreux procès, analyse sans concession les réseaux d’influence, resitue le rôle de la famille, aborde la question des psychiatres et de l’introuvable dossier médical d’Artaud. Elle égratigne au passage quelques protagonistes, Derrida, Bernard Noël, Roland Dumas ; la section consacrée à cet avocat devenu ministre, qui intervint dans de nombreuses successions artistiques (Picasso, Giacometti, Lacan…) est particulièrement savoureuse. Par ce travail d’archéologie documentaire, son livre constitue un ouvrage informatif et de réflexion de premier plan pour qui veut comprendre ce dossier particulièrement complexe, mais aussi pour qui souhaite connaître les mœurs littéraires des soixante dernières années (d’où le curieux sous-titre qu’elle a choisi : journal ethnographique).

Evoquant son sujet, l’auteure écrit : « Une des caractéristiques de l’Affaire Artaud, c’est précisément sa redondance, et l’éternel retour du même. » Son propre livre n’échappe pas à cette règle ; on peut le regretter car c’est sans doute là son principal défaut aux yeux d’un lecteur impartial, en d’autres termes qui n’appartient à aucun des « clans » toujours plus ou moins en conflit. Trois redondances principales se retrouvent au fil des pages, qu’il n’eût sans doute pas été trop difficile d’éviter.

La première est mineure, mais finit par agacer : dans toute la première moitié du livre,

Florence de Mèredieu ne cesse de répéter qu’elle est une universitaire et une intellectuelle. Le nombre des occurrences est si important que j’ai renoncé à les compter. Or, personne ne lui conteste ce statut, il suffit d’avoir lu, par exemple, sa très documentée biographie d’Artaud (C’était Antonin Artaud, Fayard, 1086 pages, 35 €) pour en être convaincu. L’avoir indiqué une fois suffisait à ceux qui n’auraient pas connu ses travaux.

La seconde redondance concerne ce qu’on pourrait appeler, si l’expression n’avait pas l’acception péjorative qu’on lui donne généralement, sa « posture victimaire ». Sans aucun doute, depuis ses premières recherches sur Artaud et sa rencontre avec celle qu’elle surnomme parfois « le Dragon » (Paule Thévenin), elle dut subir pressions et injustices, on multiplia les obstacles sur sa route, on passa ses essais sous silence et seule une ténacité hors du commun (qui est l’une des plus grandes qualités des chercheurs et qui, ici, force l’admiration) lui permit de mener ses travaux à terme. C’est une évidence que le lecteur comprend dès les premiers chapitres. Elle se compare, non sans humour, à frère Guillaume de Baskerville, le héros du Nom de la rose le roman d’Umberto Eco et, toute proportion gardée, elle n’a pas tort. Mais répéter cet état de fait aussi souvent, jusqu’aux dernières pages, même si l’on comprend que le sujet lui tienne à cœur,  finit par devenir contreproductif et pourrait nuire, dans l’esprit d’un lecteur peu au fait du contexte, à sa crédibilité. A ce sujet, je voudrais ajouter que, si Florence de Mèredieu se plaint à juste titre du mépris dont elle fut victime de la part de certains acteurs de l’Affaire, il lui arrive parfois d’user du même regrettable moyen : la condescendance aigre-douce avec laquelle elle évoque le beau livre d’Emmanuel Venet, Ferdière, psychiatre d’Artaud (Verdier, 42 pages, 5,50 €) auquel j’avais d’ailleurs consacré ici une chronique, m’a semblée aussi injuste qu’injustifiée.

Pour en finir avec les redondances, la structure même de l’essai, le plan choisi par l’auteure, appellent de très nombreuses redites – parfois à quelques pages d’intervalle – dont on aurait pu faire l’économie.

Quoiqu’il en soit, même (et surtout) si L’Affaire Artaud fera probablement grincer beaucoup de dents, il s’agit d’un ouvrage de référence qui apporte nombre d’informations inédites ou peu connues, d’un ouvrage indispensable pour se forger une opinion loin des idées reçues, des litanies connues et des discours prédigérés, sur l’une des affaires les plus étranges et, peut-être, les plus scandaleuses de la littérature du XXe siècle.

Illustrations : Antonin Artaud, par Man Ray – Antonin Artaud, autoportrait (in Marcel Béalu, La Bouche ouverte) – Gaston Ferdière et Antonin Artaud, la veille de sa sortie de l’asile de Rodez.


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