La photographie est l'art scandaleux par excellence. La photographie est l'art du cru : elle donne l'illusion de fixer le réel sans passer par le polissoir de la culture. Elle semble avoir passé,
dès sa naissance, un pacte diabolique avec le corps immédiat, si différent du corps idéal, iconique des arts anciens ; le corps mort, le corps déchiqueté, nu, glorieux. Exemples : Bismarck,
chancelier du Reich, photographié sur son lit de mort en 1898. Photo "volée" par ses deux auteurs, alors achetée à prix d'or par la Deutscher Verlag, puis interdite par la famille et censurée
jusqu'en 1952. Leonor Fini photographiée par Cartier Bresson en virée en Italie (1933) : summum de la photo érotique, extrêmement rare chez
Cartier Bresson (mais ici la controverse n'est que sur la vente de tirages contre la volonté du maître). Un exemple plus récent : The Hand, 11
septembre 2001. Ce jour-là, Todd Maisel photographie une main arrachée sur le site des Twin Towers. Le New York Daily News la publie et s'attire les foudres d'une grande partie de
l'opinion américaine.
Bien sûr, les choses ne sont pas aussi simples. La photographie n'est pas que lumière fixée sur papier, elle a très tôt remporté des victoires décisives contre cette fausse évidence. Le 10 avril
1862, la chambre des appels de Paris reconnut que les "dessins photographiques" pouvaient "être le produit de la pensée, de l'esprit, du goût et de l'intelligence de l'opérateur". Une décision
semblable fut prononcée aux Etats-Unis en 1882.
Quand bien même le photographe serait sincère, son oeuvre peut être ruinée par une simple légende, et plus généralement par le contexte dans lequel elle est publiée. La supposée véracité de la
photographie, encore ancrée dans notre imaginaire collectif, invite à tous les tripatouillages : photomontages, maquillages pour supprimer ici la cigarette de Sartre, le képi français devant un
camp de concentration, un apparatchik en disgrace, pour ajouter là fées ou ectoplasmes.
Ainsi sont posées les thématiques de l'exposition, inextricablement tissées des origines à nos jours : controverses autour du corps obscène, controverses autour de la photographie, oeuvre d'art ou
simple reproduction, véridique ou mensongère.
Les esprits chagrins se plaindront que la BnF, après des décennies d'expos de manuscrits enluminés, donne trop dans le X et la controverse. Il n'empêche, cette exposition-ci n'est pas inutile, car
elle fournit à l'apprenti photographe un panorama assez exhaustif des risques qu'il encourt à prendre, et surtout à montrer, des photographies. Et il en ressortira plutôt rasséréné : les procès
sont légion, mais les photographes s'en sortent de mieux en mieux, car le prestige de la photographie en tant qu'art n'a cessé de progresser depuis ses débuts. Le cas le plus malheureux est celui
de Kevin Carter (1960-1994) : ayant publié la photo d'un vautour attendant la mort d'un enfant famélique au Soudan, il reçut bien vite le prix Pulitzer ; mais, ne supportant pas d'être lui-même
traité de vautour, il se suicida. La photographie de reportage pose souvent de tels cas de conscience : peut-on, comme Dorothea Lange ou
Sebastiao Delgado, faire de belles images avec la misère humaine ? Prendre une photo quand il n'y rien d'autre à faire ?
Dans les années 1860, Auguste Belloc écopa d'une amende et de quelques mois de prison pour avoir fait commerce de ses photos de cons grand
ouverts (qui auraient inspiré Courbet - ah bon ? pourquoi pas). Aujourd'hui, la photo érotique ne pose marginalement problème que placardée en 4 par 3 dans les centres ville, et le photographe est
rarement inquiété.
Le droit sur l'image reste au fond le plus flou et le plus controversé. Vous photographiez un individu dans la rue : qui est l'auteur de la photographie ? Le photographe ? Quid de son modèle ? Et
ce dernier peut-il se plaindre d'avoir été photographié ? Rarement, mon général, tant que sa dignité n'est pas mise en cause : ainsi Luc
Delahaye, ayant photographié des passagers du métro pour sa série L'Autre en 1999, eut un procès avec un de ses modèles involontaires. Celui-ci le perdit, car il allait du projet même
du photographe que ses vues fussent "volées". Quand Spencer Tunick photographie ses foules nues, les journalistes ont-ils le droit d'en publier des
photos sans rien demander à personne, et notamment à ses modèles d'un jour ? Parfaitement, a-t-il été répondu à la suite d'une performance en Suisse. Et que se passe-t-il si l'on photographie une
icône de la société de consommation ? Tom Forsythe s'y risque en 1997 en photographiant la poupée Barbie dans des poses peu valorisantes ; Mattel attaque.
Vertement débouttée par deux fois, la société doit verser 2 millions de dollars au photographe. - Qui aura dû quand même, en attendant l'issue du procès, avancer les frais d'avocat...
Mais le verdict n'est pas toujours aussi favorable au photographe. En 1997, le performer Alberto Sorbelli intervient au Louvre pour une Tentative de rapport avec un chef-d'oeuvre (la
Joconde). Kimiko Yoshida le photographie puis, à quelque temps de là, vend des tirages de ses clichés sans en avertir le modèle. Alberto
Sorbelli l'apprend et lui fait un procès. Conclusion de la cour d'appel de Paris, 2004 : performer et photographe sont co-auteurs des photographies ; ils doivent les signer ensemble et partager les
bénéfices de leur vente. Depuis, Sorbelli a changé de photographe.
Et si une tierce personne s'avise de réutiliser une photographie pour son propre compte ? En 1992, Jeff Koons fait fabriquer une de ses sculptures, String of Puppies, d'après une
photographie d'Art Rogers. Il n'a pas contacté ce dernier mais au contraire, a pris soin d'arracher sa signature du tirage qu'il possède. Il signe là son forfait et sera condamné. En 2004, Mladen Antonov produit Combats à Tetovo. Les photographies ne sont pas de lui, il a puisé dans celles de l'AFP qu'il
n'a fait parfois que recadrer. L'affaire fait grincer l'AFP qui, cependant, n'a pas entrepris de poursuites judiciaires.
Signalons que cette exposition n'est pas une production de la Bibliothèque nationale de France mais du musée de l'Elysée de Lausanne. On peut lui reprocher sans snobisme d'abuser des tirages
numériques, dont le rendu ne fait guère vibrer. La BnF a eu la bonne idée de les contrebalancer d'une petite collection de tirages vintage. Parmi eux, le portrait du mime Deburau par Nadar (1854) impressionne particulièrement. Son grain est infime et pourtant palpable. Et la désinvolture de la mise en scène - l'artiste pose devant un simple
drap négligemment tendu - n'empêche pas un éclairage subtil, lunaire à souhait.
Exposition Controverses, BnF (site Richelieu), du 3 mars au 24 mai 2009.