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Ce qu’elle espérait trouver n’était qu’une chimère, un rêve, une chose irréelle : comme la pluie avant qu’elle tombe*

Par Junkofrantic

Au centre de la nuit et du petit salon, nous avons coupé la musique et nous chuchotons parce qu’elle dort dans la pièce derrière nous. Ni nos souffles, ni le ronflement aléatoire du frigo ne transpercent vraiment le silence. Tintement du verre, bruit feutré de la peau contre le tissu et murmures ne l’altèrent qu’à peine. Il enveloppe les rues désertes et les immeubles sans lumière. Je l’apprécie, comme l’instant fixe qui suit et précède un passage. Entre six et sept heures, le lampadaire se mettra à grésiller avant de s’éteindre pendant que le jour s’immiscera dans la ville. Ensuite l’odeur des croissants chauds encerclera les boulangeries, les poubelles seront jetées dans les camions, quelques passants plus ou moins ensommeillés pousseront sur les trottoirs, les nuages écarlates du haut de la colline se disperseront, les premiers bus apparaîtront, le brouhaha des humains et des machines gonflera jusqu’au soir où les lampadaires se rallumeront progressivement avec les enseignes des boîtes de nuit, tandis que la jeunesse se rassemblera pour boire des bières sur les marches sous ma fenêtre, aux carrefours, entre les murs d’un bar… Sans posséder de montre, il sera possible d’avoir une idée approximative de l’heure grâce à la place du soleil comme aux comportements des uns et des autres. Mais entre deux heures et cinq heures du matin, du dimanche au lundi, aux premiers jours du printemps, les repères s’effacent sous l’obscurité silencieuse. Alors naît ce sentiment, angoissant pour les solitaires et délicieux pour les amants, d’être seuls au creux d’un temps figé, d’une bribe d’éternité, avant le passage de la nuit au jour, lequel devient irréel, incertain, même si les aiguilles sont encore en mouvement sur le cadran.

Il me demande : “qu’est-ce que tu veux faire ? Continuer à boire et à parler sur le canapé, aller te coucher… ?” Je lui réponds : “et toi ?” Il prend un air faussement agacé : “je te pose une question, “et toi ?” est une réponse incorrecte”. Froissement du papier à cigarette entre mes doigts jaunis, claquement du briquet, infime crépitement de la flamme. En expirant la fumée, je pense à voix haute : “je ne sais pas. Je suis bien dans la situation présente donc j’ai envie qu’elle continue ; je ne me suis pas couchée depuis très longtemps donc je serais certainement très bien dans un lit.” Devant son regard impatient, j’ajoute : “je t’assure, toutes les possibilités me paraissent également agréables, alors dis-moi ce que tu préfères”. Je pense que c’est peut-être la meilleure définition de la sérénité ou de la satisfaction : aimer avec une égale intensité ce qui précède, ce qui est, et ce qui suivra ; n’éprouver ni regret vis-à-vis du passé proche, ni impatience au moment présent, ni anxiété devant ce qui ne s’est pas encore produit… Ici ou ailleurs, que la nuit s’efface ou non, je me sens comblée, dépourvue du moindre manque.

Finalement, je lui propose : “et si on allait faire un tour ?” Enthousiaste, il s’écrie : “oui ! C’est une super idée ça !” Il bondit pour préparer nos munitions (une bouteille d’alcool et des cigarettes). Pendant ce temps, je twitte que je m’apprête à aller Nulle Part. Nous venons de refermer la porte quand il m’interroge “est-ce qu’on va sur la statue ou ailleurs ?” Je souris de voir nos pensées se télescoper, nos mémoires exhumer le même souvenir… Pourtant, des excursions nocturnes, nous en avons fait énormément depuis notre première rencontre, cinq ans auparavant. Je lui suggère “on commence par essayer de trouver un lieu inédit, et sinon on retourne vers la statue”. Notre expédition débute par un échec : nous sommes face à un lieu parfait mais inaccessible. Avec l’esprit dangereusement conquérant qui me caractérise quand il est à mes côtés, j’envisage d’escalader les hautes grilles, mais il m’explique : “on a bu, on va boire encore, et la perspective d’être embroché sur ces piques me plaît moyennement”. Certes, je l’admets. Autour de nous, il n’y a absolument personne, en dehors des chats. Je décide de les suivre : “les chats sauvages nous guideront”.

Un chat tigré, un autre tacheté, plusieurs éclats jaunes entre les ruelles plus tard, nous finissons dans les allées du Jardin des Plantes. Le lieu n’a rien d’inconnu, au contraire. Il remarque d’une voix ironique “nous avons de merveilleux souvenirs ici !” Nos sourires complices jaillissent simultanément. Sous le toboggan, nous avons célébré notre réconciliation en buvant de la vodka-orange amère au goulot, il disait “si seulement c’était toujours comme ça”. Dans la seconde allée, là, près du dernier banc, il m’a quittée (”regarde-moi droit dans les yeux et dis “j’en ai marre de toi, je ne veux plus jamais te voir”" “non, je ne peux pas dire ça”…) Chaque portion de cet espace me ramène à une image parlante, sur laquelle je vois nos vêtements et nos expressions, mais je ne me souviens pas du temps qu’il faisait, s’il pleuvait ou non, si les arbres étaient fleuris ou dénudés, s’il y avait des gens autour… L’ensemble est flou à l’exception de nous, qui n’en devenons que plus nets, inévitables.

Aujourd’hui, en revanche, j’étreins le parc de tous mes sens, maintenant que je suis capable de voir ce qui m’entoure au-delà de lui. Les cerisiers roses et blancs sont sculptés par l’éclairage doux ; je repense à une scène du film “Dolls”. L’air est imprégné de fleurs, notamment celles qu’il a arrachées quelques minutes auparavant et qu’il tente sans succès d’accrocher dans mes cheveux. J’avale une gorgée d’une boisson suave au goût absolument indéfini. Il commente “c’est une explosion de saveurs, c’est infect”. Je proteste : “c’est un mélange très bizarre mais pas infect du tout, c’est une expérience intéressante”. “C’est fort” me prévient-il. “Ce n’était même pas la peine de le préciser, je te connais”.
Je savoure ces derniers mots comme s’ils prenaient un sens inédit : je te connais, je te connais… Parfois, ils m’angoissent par la lassitude éventuelle qu’ils sous-entendent, mais ce soir ils me réconfortent : c’est la double face de la relation durable et confortable, celle qui a atteint la stabilité parfaite et paraît donc susceptible de régresser (on ne peut plus progresser quand on atteint la perfection, n’est-ce pas ?). Mais cette crainte s’évanouit lorsqu’il murmure ainsi “t’es belle avec tes cheveux longs” en m’absorbant des yeux avec cette expression familière, celle de la redécouverte de l’autre. Cette peur de la chute s’efface également sous la sincérité de nos conversations, comme autant de ponts pour surmonter l’ennui et la frustration.

La bouteille est vide, donc il décide de rentrer : “en plus ce serait bien de se coucher tôt… On pourra se lever tôt et profiter de notre dernière journée ensemble”. “Se coucher tôt alors qu’il est quasiment cinq heures du matin…” “Justement !” J’insiste un tout petit peu pour rester jusqu’à la fin, jusqu’à la naissance du lendemain : “écoute, un oiseau chante donc le soleil va bientôt se lever, on pourrait y assister…”. Il m’affirme : “j’ai le même oiseau en Irlande alors je peux te dire qu’il piaille pour rien longtemps avant que le soleil se lève”. J’éprouve une soudaine sympathie mièvre pour cet oiseau : peut-être qu’il est persuadé d’être le premier à allumer la nuit et qu’il prend son rôle très au sérieux… Cependant, je me lève et m’éloigne du parc sans déplaisir.
Pendant que nous rejoignons l’appartement, je ne peux m’empêcher de trouver cette coïncidence étonnante : le fait de nous retrouver exactement à l’endroit où s’est déroulée notre rupture trois ans auparavant, et ce deux ans jour pour jour après nos retrouvailles. Pourtant, nous n’avons eu que des chats pour guide. De plus, ils étaient si difficiles à suivre que nous étions étonnés de retrouver un paysage familier après autant de détours… On dirait une boucle, mais j’ignore son sens…

Il pose précautionneusement (fièrement ?) son petit bouquet dans un verre d’eau, sur la table de la cuisine avant de me rejoindre dans le lit de la mezzanine, en veillant à pas laisser d’espace entre nos peaux. Je clos mes paupières sur les fleurs blanches, lumineuses dans la pénombre, ce que je ferais encore la nuit suivante, celle d’après, et encore après… Je commence à murmurer quelques mots - me dira-t-il le lendemain - mais le sommeil m’absorbe alors que je suis encore à la surface de mes pensées. D’ailleurs, celles-ci n’avaient sans doute pas de fond perceptible, entre les chats, les cerisiers, les lieux hantés par nos histoires et les Nulle Part…

*Jonathan Coe, “La pluie avant qu’elle tombe”, Gallimard, 2009, dernière ligne de la dernière page (p 249).
(Pour comprendre au moins vaguement cette phrase, il faut lire la page 153, mais de toute façon il faut lire ce livre en intégralité, pour le plaisir).


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