Kandinsky, philosophe

Kandinsky, puisqu’il est peintre, représente quelque chose ; il cherche à faire voir quelque chose, sans toutefois reproduire à proprement parler des choses. Comment est-ce possible ? Peut-on évoquer quelque chose qui ne soit pas une chose ? Comment ce qui n’est pas un être peut-il être sujet ? N’y a-t-il pas que le monde qui puisse être montré ?

Kandinsky, avec ses motifs abstraits et ses compositions étranges, ne nous détourne pas du monde. Il déplore au contraire, dans ses ouvrages théoriques, nos regards usés, superficiels, trop familiers. Y a-t-il encore des choses visibles qui soient capables d’émouvoir, d’enchanter ? Le monde sensible, ses nuances, ses aspects, semble s’être évanoui sous nos regards habitués, vidés par l’indifférence. Comment le faire revivre ?

Kandinsky expose et mélange toutes sortes de couleurs et de formes, qui ne reproduisent rien. Sûr de lui, familier des choses, inquisiteur, l’esprit s’étonne, s’inquiète, s’affole ; toujours cherchant à reconnaître, il interroge, fouille, enquête — en vain : le tableau n’évoque rien. L’esprit bute sur du non-identifié, sur quelque chose qui lui reste étranger. A quoi bon une telle expérience ? Que se passe-t-il si elle est répétée ?

L’esprit, détourné du monde, détaché de ses activités, reprend conscience de lui ; il s’aperçoit des effets produits sur lui par ce qu’il y a autour de lui. Il redécouvre que chaque chose, objet ou forme, saveur, personne ou couleur, agit sur lui. Qu’un certain rouge irrite, qu’un certain bleu refroidit. Que chaque partie du réel a sa nuance, que chaque détail possède un sens, que la moindre parcelle du monde, connue ou informe, anime l’esprit, lui souffle des idées, réveille des images, le fait vibrer.

L’abstraction rend l’esprit à nouveau attentif à lui. L’abstraction sert à montrer la vie de l’esprit.